Le Royaume-Uni est-il en crise ?

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Qu’il s’agisse des albums ou des singles (les deux se recoupant fortement depuis l’arrivée du streaming), 2024 est une année qui fait la part belle à deux pays : les États-Unis et la Corée du Sud. Ils s’emparent de l’intégralité du Top 10 des albums les plus vendus dans le monde selon l’IFPI (Fédération internationale de l’industrie phonographique).
Même constat sur les 10 artistes au plus grand nombre de ventes : on y retrouve 2 groupes coréens et 8 artistes américains, avec Taylor Swift au sommet pour la troisième année consécutive depuis 2022. Mais le succès n’a pas été au rendez-vous pour tous les marchés cette année.
Une année de creux outre-Manche
Pour le Royaume-Uni, c’est une année noire. Aucun morceau parmi les 10 plus écoutés de l’année, et aucun représentant parmi les 20 meilleures ventes d’albums, une première depuis 2003. En cause, plusieurs facteurs : têtes d’affiches hors de leur cycle de sortie de disque (Ed Sheeran, Harry Styles, Coldplay,…), retours en deça des attentes commerciales et succès d’estime convertissant à moindre mesure commercialement. Le temps où le premier vendeur mondial était britannique (à l’image d’Ed Sheeran en 2017 ou d’Adele en 2015) semble dépassé.
Un constat que confirme Thomas Smith, éditeur pour Billboard UK : « II y a certainement [au sein de l’industrie] des inquiétudes concernant le fait que la scène britannique ne génère plus autant de stars qu’au cours des années précédentes. ».
Les artistes britanniques ont également été plus discrets aux Grammy Awards cette année. Aucun prix majeur et seulement trois artistes vainqueurs: Charli XCX, les Beatles et les Rolling Stones, les deux groupes ayant sorti respectivement un single et un album en 2023. Un état de faits inhabituel pour les artistes britanniques à la cérémonie. En 2017 et 2023, Adele et Harry Styles avaient chacun remporté la catégorie reine, celle d’album de l’année.
Des succès nichés ?
Tout n’est pas à jeter en 2024 cependant. Le Royaume-Uni compte des succès significatifs comme celui de Charli XCX avec l’album Brat ou encore celui d’Artemas avec i like the way you kiss me, qui cumule plus d’1,2 milliard de streams sur Spotify. L’album de Charli XCX a été unanimement salué par la critique, Billboard nommant même l’album meilleur projet de l’année 2024. Cependant, ces succès restent confinés à certaines sphères.
Si Artemas se niche dans le Top 20 du classement IFPI des singles, aucun morceau britannique ne s’est classé numéro 1 au sein du Billboard Global 200 depuis 2022. Un succès éphémère pour l’un (Artemas) et concentrée à une partie du marché pour l’autre (Charli XCX). En effet, cette dernière a un public orienté électro-pop tandis que le chanteur d’origine grecque doit le succès de son titre à sa viralité sur les réseaux sociaux. Deux aspects rendant difficile l’élargissement du succès au reste du marché, ce qui les rend de facto moins grand public. Dès lors, leurs succès, bien qu’amoindrissant le décrochage britannique, ne suffisent à égaler les succès passés de Dua Lipa, Adele ou Ed Sheeran par exemple.
Guillaume Moglia alias Popslay, blogueur spécialisé dans la pop, l’affirme : « Brat, c’est une nouvelle forme de succès. Un album qui a marqué une certaine époque avec une identité bien affirmée, sans être pour autant leader en termes de chiffres.» .
Un déclin dans les classements
On observe également des performances commerciales moins impressionnantes pour ceux qui cette année sont les têtes d’affiches de l’industrie britannique. Aux Etats-Unis, une statistique encore plus alarmante : seuls deux morceaux d’un artiste britannique se sont classés dans le top 10 du Billboard Hot 100 en 2024. Il s’agit de deux morceaux issus de l’album de 21 Savage, redrum et néée-nah qui ont atteint le top 10 du Hot 100 le 27 janvier. C’est d’autant un facteur d’inquiétude que 21 Savage n’a de britannique que la nationalité, ce dernier ayant grandi et étant produit aux Etats-Unis.
Un décrochage pour l’industrie britannique qui, il y a trois ans, voyait As It Was de Harry Styles devenir le 5ème (aujourd’hui 6ème) plus long leader au classement, avec 15 semaines à la première place en 2022.
Déclassement relatif pour le Royaume-Uni
Bien que solide deuxième au classement des pays exportant le mieux sa musique, l’institut statistique Luminate précise dans son rapport de fin d’année 2024 que le Royaume-Uni est le pays qui a connu le plus grand déclin en termes de part de marché streaming cette année, devant les États-Unis et le Canada. Cette tendance à la baisse s’installe. En 2023 déjà, bien que les revenus d’exportation de l’industrie musicale britannique avaient augmenté de 7,6 %, la part de marché du Royaume-Uni au niveau mondial diminuait.
Guillaume Moglia se montre toutefois confiant : « Je ne pense pas que cette baisse soit inquiétante […]. L’industrie musicale UK est encore solide. »
Les jeunes artistes, source d’espoir
La nouvelle génération constitue également une source d’espoir. La jeune Lola Young a un hit mondial avec Messy (actuel 8ème du Top Singles en France), et dans son sillage, d’autres artistes émergent : Jordan Adetunji, FLO, Good Neighbours ou encore Myles Smith. Thomas Smith ajoute : « Il y a certainement une vague puissante de musiciens prêts à franchir le cap. Central Cee vient de réaliser la meilleure première semaine jamais enregistrée pour un rappeur britannique sur le Billboard 200 ; Lola Young vient de terminer cinq semaines à la première place au Royaume-Uni avec Messy, et la chanson s’est frayée un chemin jusqu’au Billboard Hot 100. »
Des artistes continuent également à s’exporter à l’image de RAYE qui a collaboré récemment avec LISA, membre du groupe BLACKPINK et Doja Cat pour le titre Born Again. Ces trois artistes se sont retrouvés aux Oscars le week-end dernier, tout comme une autre britannique, Cynthia Erivo, star du film Wicked aux côtés d’Ariana Grande et dont le nouvel album est prévu pour cet été.
En toile de fond, Thomas Smith rappelle également l’importance des performances lives pour les artistes émergents : «Il y a eu de nombreux débats concernant le rôle des petites salles de spectacle indépendantes au Royaume-Uni et leur importance capitale dans l’émergence des futures stars. Sans ces lieux, les nouveaux talents ne peuvent ni expérimenter, ni perfectionner leur art, ni acquérir l’expérience nécessaire sur scène. L’industrie musicale doit absolument s’engager davantage pour préserver ces espaces culturels essentiels.»
Enfin, le retour d’artistes phares pourrait donner un second souffle au marché britannique. Ed Sheeran annonce notamment que son prochain album est terminé et qu’il reviendra vers « une pop assumée ».