Pourquoi les artistes en veulent-ils à Spotify ?
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Illustration.
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L’année 2025 ne fait que commencer, et pourtant l’hostilité envers Spotify atteint déjà un niveau record. Et c’est même un euphémisme, tant la plateforme a fait l’objet de critiques depuis son lancement en 2008, alors qu’elle se présentait comme la solution au piratage qui avait sapé l’industrie musicale. Si la musique et le business ont toujours entretenu une relation complexe, elle n’a jamais semblé aussi dégradée qu’aujourd’hui.
On pourrait appeler ce phénomène le « paradoxe Spotify ». Le streaming, dont la plateforme suédoise est la figure de proue, a permis à l’industrie musicale d’atteindre son plus haut niveau en 25 ans. Il offre aux artistes indépendants une audience mondiale, a redynamisé la musique locale et permet aussi de vendre des catalogues à des prix inimaginables une décennie plus tôt. Pourtant, la frustration n’a jamais été aussi forte. Les revenus du secteur explosent, mais de nombreux artistes et auteurs-compositeurs peinent à en tirer profit et expriment leur mécontentement. Une partie de cette frustration s’explique par une réalité mathématique simple : un nombre croissant de chansons et d’artistes se disputent un temps d’écoute qui, lui, reste limité. En 2017, lors de son introduction en bourse, Spotify recensait 35 millions de morceaux dans son catalogue. Fin 2023, ce chiffre dépassait les 100 millions, auxquels s’ajoutaient 5 millions de podcasts. En seulement six ans, la taille du catalogue a ainsi quasiment triplé. Dans le même temps, le nombre d’abonnés a également été multiplié par trois, passant de 71 à 236 millions. Pourtant, malgré cette croissance, le montant versé par écoute reste inférieur à celui des autres plateformes, un critère souvent considéré comme révélateur de la santé économique et de l’équité du système.
Entre 2017 et 2023, les revenus mondiaux de l’industrie musicale ont bondi de 81 %, atteignant 28,6 milliards de dollars selon la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI). Mais si les chiffres globaux sont en forte hausse, les artistes, eux, sont toujours plus nombreux à tenter leur chance, réduisant la part individuelle de chacun. Autrefois, il fallait un contrat avec une maison de disques pour espérer réussir ; aujourd’hui, n’importe qui peut publier sa musique en ligne. En 2024, Luminate a comptabilisé en moyenne 99 000 nouveaux morceaux mis en ligne chaque jour sur les plateformes de streaming, soit environ 36 millions de nouveaux titres par an, tous en compétition pour capter l’attention du public. Sur Spotify, 5 millions d’artistes possédaient un catalogue d’au moins 100 morceaux, selon le rapport Loud & Clear de la société.
Augmenter le montant versé par écoute supposerait de réduire la quantité de musique écoutée, afin de répartir les revenus sur un nombre plus restreint de titres. Mais cette logique va à l’encontre du fonctionnement du streaming, qui repose sur l’engagement des auditeurs et la conversion des utilisateurs gratuits en abonnés payants.Limiter l’accès aux morceaux risquerait de pousser les auditeurs vers les réseaux sociaux, où les rémunérations sont encore plus faibles, ou vers la radio traditionnelle, qui ne reverse rien aux artistes et aux maisons de disques.
De plus, la mutation des habitudes d’écoute et d’achat bouleverse la répartition des revenus. D’après Edison Research, en 2017, la radio représentait 48 % du temps d’écoute aux États-Unis, contre 26,5 % pour le streaming (YouTube et podcasts inclus). Six ans plus tard, la part de la radio chutait à 36 %, tandis que le streaming atteignait 45 %. Si l’on inclut les livres audio, ce chiffre grimpe même à 48 %.Dans le même temps, la part des ventes physiques (CD, vinyles, téléchargements) s’est effondrée, passant de 13 % en 2017 à seulement 4 % en 2023.Autre difficulté majeure : les nouveaux artistes ne se battent pas uniquement entre eux, mais aussi contre le catalogue passé d’artistes déjà implantés. Aux États-Unis, les morceaux âgés de plus de 18 mois représentaient 73,3 % de la consommation musicale en 2024, selon Luminate.Mais au-delà des chiffres, ce qui alimente réellement la colère contre Spotify, c’est l’image qu’elle renvoie. Nombreux sont ceux qui estiment que ses décisions vont à l’encontre des artistes qu’elle prétend soutenir.
Un tournant s’est produit en décembre 2024, avec la publication d’un extrait du livre Mood Machine de Liz Pelly dans le magazine Harper’s. L’ouvrage révèle comment Spotify aurait acheté de la musique produite par des artistes anonymes pour remplir certaines playlists, notamment celles dédiées aux ambiances « chill », avec des morceaux bon marché qui évitent de payer des royalties à des musiciens professionnels.Cette pratique, soupçonnée depuis des années dans l’industrie, prend une nouvelle ampleur grâce aux révélations du livre, qui captent l’attention du grand public bien au-delà des cercles spécialisés. Dans la foulée, une avalanche d’articles a dénoncé la dévalorisation de la musique, les pratiques jugées injustes de Spotify et le rôle toujours plus grand des algorithmes, qui, selon certains, ne laissent qu’une illusion de choix aux auditeurs.
L’image de Spotify s’est encore assombrie en mars 2024, lorsque la plateforme a adopté un taux réduit de redevances mécaniques pour les auteurs et éditeurs de musique. La société a justifié cette décision en expliquant que son offre combinant musique et livres audio lui permettait de bénéficier d’un tarif préférentiel réservé aux services numériques groupés.En réaction, de nombreux auteurs-compositeurs nommés aux Grammy Awards ont boycotté la soirée Spotify organisée en marge de la cérémonie, conduisant à son annulation.Un tribunal américain a finalement donné raison à la plateforme, rejetant une plainte de la Mechanical Licensing Collective et confirmant que Spotify respectait les règles fédérales en vigueur.Malgré ces controverses, Spotify a annoncé avoir versé 10 milliards de dollars à l’industrie musicale en 2024, un montant dix fois supérieur à celui d’il y a dix ans. Mais ces chiffres ne reflètent pas la réalité des artistes indépendants, qui continuent de percevoir des montants dérisoires pour chaque écoute.
Certaines alternatives commencent à émerger, à l’image du modèle de rémunération centré sur l’utilisateur, adopté par SoundCloud. Contrairement au système actuel, où les abonnements sont répartis entre tous les streams, ce modèle attribuerait directement l’argent d’un utilisateur aux artistes qu’il écoute réellement. D’autres initiatives visent à assainir les catalogues des plateformes : Spotify et Deezer soutiennent un plan d’Universal visant à limiter les morceaux jugés « fonctionnels » et à lutter contre la fraude. Deezer a déjà supprimé plus de 26 millions de titres jugés sans valeur ajoutée, et ces efforts pourraient expliquer la légère baisse du nombre de nouvelles chansons mises en ligne chaque jour.
Mais le paradoxe Spotify persiste : une industrie florissante, mais des artistes en difficulté. Taylor Swift, qui avait retiré son catalogue de la plateforme en 2014 avant d’y revenir en 2017, en est le parfait exemple : plutôt que de fuir le streaming, elle a su l’exploiter intelligemment tout en relançant les ventes d’albums, un modèle en voie de disparition.