Romain Dugier : « Le marché est traversé par deux tendances, la consolidation et l’indépendance. »

Le cofondateur de Shotgun livre ses impressions sur les consolidations récentes du paysage du ticketing. Il revient également sur la création de la plateforme et sa volonté d'en faire le partenaire de tous les producteurs indépendants de concerts.
Romain Dugier, Co-fondateur de Shotgun

Romain Dugier, cofondateur de Shotgun dans ses locaux

Illustration : Pierre Daschier pour Billboard France

Quelques jours après le rachat évènement de DICE par Fever, Romain Dugier, cofondateur et Chief Business Officer de Shotgun, prend le temps de partager sa vision sur la situation actuelle du marché actuel du ticketing. Co-créateur de l’application avec Tristan Le Corre et Lucas Gérard en 2014, il a supervisé la croissance de l’entreprise d’une simple billetterie pour les soirées électro à une plateforme protéiforme, qui couvre tous les styles de musique, compte 5 millions d’utilisateurs dans l’Hexagone, réalise 200 millions d’euros de volume d’affaires, et désormais pensée comme un véritable support des producteurs indépendants de concerts.

Alors que le paysage de la billetterie d’événements et de concerts en France entre dans une nouvelle mutation, il est temps pour lui de livrer un bilan sur les presque 11 ans de l’application, et également ses prochaines étapes.

Les débuts de Shotgun.

Venant du monde de la fête, est-ce un manque qui vous a poussé à créer Shotgun ?

Je compléterai en disant que nous venons du monde de la fête et de la culture. À l’époque, on parlait même plutôt de contre-culture.

On a lancé Shotgun il y a une dizaine d’années à Paris. À ce moment, il y avait un renouveau, une renaissance de la scène électronique en France, qui avait connu ses premières heures de gloire dans les années 90, avec le mouvement des raves.

Le mouvement s’était tassé dans les années 2000, puis est réapparu autour de 2014, avec un redémarrage à Paris, où on a vu, aux côtés de quelques clubs institutionnels comme le Rex et le Showcase, l’apparition du Collectif.

C’était un format d’entrepreneurs de la culture, qui ont voulu apporter une nouvelle expérience, inspirée de ce qui se passait à Berlin et de ce qui s’était passé en France dans les années 90. Ils organisaient des soirées très cachées dans des lieux éphémères des banlieues parisiennes, souvent dans l’illégalité, proposant une expérience son et un dancefloor beaucoup plus libéré, hors les murs des clubs traditionnels.

Mais ces acteurs avaient besoin d’outils pour rencontrer leur public, de la même manière que le public n’avait pas les outils pour découvrir ce nouveau format, puisqu’il n’y avait majoritairement que Facebook Events et Digitick pour découvrir la scène événementielle.

On a donc découvert ces soirées-là, et en voulant monter notre projet entrepreneurial, on s’est rendu compte d’un problème : l’offre ne rencontre pas la demande, et vice-versa. Une scène est en train de naître, donc il faut un outil pour permettre au plus grand nombre de la découvrir. Pour les producteurs indépendants, leur permettre de capter et comprendre leur public afin de construire une communauté et de créer leur propre marque événementielle.

À ces difficultés techniques s’ajoute un contexte difficile, car le mouvement est toujours vu comme une contre-culture par les autorités et les partenaires logistiques, rendant difficile l’organisation.

De plus, pour attirer 2 000 personnes, alors que ce genre d’évènements n’existait pas avant, il y a besoin d’outils et de créateurs afin de développer la marque événementielle et de communiquer autour de l’évènement. C’est pour cela qu’on a lancé Shotgun.

Dès le début, nous l’avons conçue comme une application mobile de découverte d’événements, accompagnée d’un dashboard, qui permet à ces entrepreneurs de la culture de rencontrer leur public et de le fidéliser, grâce à la data et à de nouveaux outils marketing.

“Nous sommes arrivés avec une nouvelle approche, qui permet aux fans de faire des découvertes via notre plateforme, pas seulement d’acheter un ticket.

Est-ce que la dimension ticketing était déjà présente, ou pas encore ?

Oui, c’était très embryonnaire. On était plus une plateforme de découverte d’événements, mais ça se concrétisait quand même par l’achat d’un billet. Cela permettait d’engager le public, de donner de la visibilité sur l’affluence aux producteurs et d’avoir accès à leur stock de trésorerie en avance pour pouvoir financer leur production.

C’est vrai que l’on parle d’un temps où la plupart des gens achetaient leurs billets devant la boîte de nuit, et vous êtes venu compléter cette habitude.

Oui, il y avait beaucoup d’achats sur place, mais une activité de vente en ligne existait. Cependant, elle était opérée par des pures plateformes transactionnelles, qui n’avaient pas du tout cette fibre découverte et donc vendaient très peu de billets. Nous sommes arrivés avec une nouvelle approche, car nous considérions qu’une plateforme de billetterie ne doit pas uniquement être un site internet qui, de manière technique, va opérer une transaction et délivrer un QR code.

Shotgun est une marketplace, un espace digital pour découvrir la scène, découvrir les valeurs et spécificités de chaque marque événementielle et les expériences qu’elle propose. Le digital est la première étape d’un processus d’expérience live qui se termine sur le dancefloor, en physique, pour découvrir un artiste et vivre des émotions extrêmes. Mais il manquait cette première étape que Shotgun est venu compléter avec les moyens du bord à l’époque et qu’on poursuit jusqu’à aujourd’hui.

Pierre Daschier pour Billboard France

Du clubbing aux concerts.

À l’époque, il n’y avait que des mastodontes comme Ticketmaster, et Shotgun est allé sur un terrain qu’eux n’occupaient pas : le clubbing.

Aujourd’hui, vous proposez aussi des événements de plus grande ampleur et des festivals. Comment passer justement d’une appli pour les soirées à un acteur qui peut vendre des billets d’événements de taille bien plus grande ?

Plusieurs éléments de réponse. Déjà, il y a un effet naturel. Quand il y a une situation de monopole sur une scène particulière, qui est la situation de Shotgun avec la musique électronique, le nombre d’utilisateurs actifs devient si important sur la plateforme qu’il y a un effet de vase communicant vers d’autres esthétiques.

Aujourd’hui, Shotgun compte 5 millions d’utilisateurs en France, et la majorité d’entre eux nous ont découverts par la scène électronique. Pour autant, la majorité de ces utilisateurs n’écoute pas que de la musique électronique et ne se rend pas seulement sur des événements de ce genre musical.

Grâce à notre data de l’activité sur nos plateformes, de véritables signaux nous ont montré qu’un nombre croissant d’utilisateurs veulent aussi se rendre à des concerts d’autres esthétiques musicales. Les musiques hip-hop étaient au premier rang par ailleurs, ce qui a poussé Shotgun vers une diversification de ses esthétiques musicales.

Le deuxième élément de réponse est côté pro : l’industrie du live, que ce soit sur la scène des musiques hip-hop ou électroniques, est essentiellement composée d’indépendants, et c’est une tendance qui s’accélère. Ce sont les producteurs indépendants qui produisent de plus en plus de tournées, de concerts et de festivals. Ce sont les labels indépendants qui assurent le développement des artistes et l’explosion de l’offre artistique aujourd’hui.

Ces acteurs ont besoin de data pour être libres sur leur projet de construction événementielle, pour comprendre les envies de leur communauté et prendre, en toute autonomie, les bonnes décisions. Il y a également un besoin d’outils marketing pour fidéliser sa fanbase et pouvoir faire croître sa marque événementielle.

En travaillant sur la scène électronique, nous avons développé ces outils, qui permettent aux indépendants de mieux se développer, et ces besoins sont les mêmes sur l’ensemble de l’industrie de la musique. Cela a permis d’étendre Shotgun naturellement sur d’autres genres musicaux.

En travaillant sur la scène électronique, nous avons développé ces outils pour répondre à des besoins, qui sont les mêmes pour l’ensemble des genres musicaux.

D’un côté, les concerts dans les plus grandes arénas, avec les moyens qui vont avec, se vendent plus vite que jamais. De l’autre, les concerts dans des salles de taille moyenne se vendent plus difficilement.

Ainsi, cette explosion de l’indépendance ne s’accompagne-t-elle pas aussi d’un paysage plus concurrentiel et plus difficile pour les acteurs indépendants ?

Évidemment, c’est un peu le revers de la médaille. Jusque dans les années 2010, on vivait dans un monde dans lequel le développement d’artistes était strictement conditionné à la distribution par des majors. Un artiste était repéré par une major qui s’occupait de toute sa carrière et il gagnait rapidement en notoriété.

Seulement, dans ce monde-là, l’offre artistique était beaucoup plus réduite qu’aujourd’hui. Grâce à l’arrivée des plateformes de streaming et à la digitalisation du contenu musical, les artistes ont pu se produire eux-mêmes sans frein. Il y a donc eu une explosion de l’offre artistique et des contenus musicaux.

La concurrence est beaucoup plus forte qu’avant et il n’y a plus de scénario de succès prédéfini pour tous. Un artiste doit faire ses preuves, réussir sa direction artistique, mais il doit aussi avoir les outils pour comprendre les tendances de la scène et se connecter à sa communauté.

Grâce à ces solutions, nous réduisons le risque de développer un artiste émergent. Il commence la scène par les premiers showcases, puis des petites salles type la Boule Noire, la Maroquinerie, pour, in fine, devenir un artiste établi.

Pierre Daschier pour Billboard France

Un paysage concurrentiel en concentration.

Fever rachète DICE. Des acteurs financiers comme Superstruct Entertainment, racheté par le fonds d’investissement KKR, achètent un grand nombre de festivals en Europe.

Y a-t-il donc un phénomène de concentration qui est en train de s’établir ?

Oui, il y a une concentration qui est en train de s’établir. Elle peut avoir des effets positifs, car il est compliqué de produire des événements, à cause d’une structure de coûts qui est de plus en plus compliquée à maîtriser. Ainsi, la concentration peut amener à des économies d’échelle qui permettent à certains festivals d’être en capacité de financer de meilleures expériences live et de participer à la promotion d’artistes de manière plus efficace.

Il y a également des effets négatifs, évidemment, avec tout d’abord le renforcement du rapport de force entre les grands groupes et les futurs projets indépendants, qui vont se faire au détriment de ce dernier. Enfin, la consolidation peut avoir des effets pervers sur l’industrie lorsque cela entraîne des distorsions de concurrence ou des conflits d’intérêts, phénomènes connus de l’entertainment musical et qui risquent de s’accentuer.

Les plateformes de ticketing ont un rôle à jouer pour construire un meilleur équilibre sur la scène. Déjà, en donnant les outils aux indépendants pour exister, la capacité de se développer par eux-mêmes. Ensuite en restant dans sa zone business légitime. Nous pensons qu’une billetterie qui adresse l’ensemble de l’industrie ne doit pas appartenir à un producteur d’événements, par exemple.

Est-ce que vous avez été approché par des acteurs qui en vue d’un éventuel rachat ?

Oui, nous avons déjà été approchés par des acteurs, mais je ne pourrais pas citer les noms. Nous n’avons pas donné suite aux différentes propositions, car nous avons une histoire à écrire, une vision et une proposition de valeur qui est singulière. Aujourd’hui, nous voulons porter notre vision sur le marché en toute indépendance.

Aujourd’hui, nous voulons porter notre vision sur le marché en toute indépendance.

Les limites du marché.

Vous parliez de blocages dans l’industrie, quels sont-ils ?

Le principal blocage est d’ordre technique. Traditionnellement, les plateformes qui opéraient en France se sont intégrées à travers un système que l’on appelle l’interfaçage en temps réel, leur permettant de vendre en étant synchronisées avec les plus grandes salles de France et l’ensemble des réseaux de distribution.

Si une plateforme n’est pas connectée à ce système-là, c’est très compliqué pour les producteurs d’administrer facilement leur billetterie sur celle-ci. Aujourd’hui, Shotgun, comme toutes les plateformes de nouvelle génération, ne se voit pas ouvrir les portes à ce système pour des raisons politiques. C’est un système de protectionnisme technique qui est mis en place pour protéger les parts de marché des billetteries traditionnelles comme Ticketmaster, Fnac et Seetickets.

Aux États-Unis, il y avait une polémique sur un potentiel monopole de Ticketmaster, qui avait une interconnexion avec laquelle les producteurs possédaient à la fois les salles, les tickets et produisaient parfois les tournées, engendrant donc des pressions. Ce genre de situation existe en France ?

Cette situation existe en France. Ticketmaster est dans une situation où Live Nation, qui est un des plus gros producteurs d’événements en France, va imposer sa billetterie pour tous les événements qu’il produit.

Cela va contre la volonté des labels ou des artistes avec qui ils travaillent et qui voudraient utiliser d’autres plateformes comme Shotgun. Ils le souhaiteraient notamment pour avoir accès à de la data et à des outils qui n’existent pas sur les plateformes traditionnelles, comme la fonction Bundle.

La situation est donc compliquée, car Live Nation a une vraie expertise. Nous n’avons rien contre Live Nation, au contraire, c’est un excellent producteur d’événements qui arrive à faire de grandes choses. Mais il y a effectivement cette connivence, cette confusion de genres qui fait que, malgré leur expertise en termes de production, ils imposent des outils qui ne sont plus en phase aujourd’hui avec les besoins du marché, et cela peut nuire aux intérêts des producteurs et de la scène. Comme je l’ai dit précédemment, la consolidation du marché peut apporter des effets négatifs.

Trois profils à la tête de Shotgun.

Il y a quelques mois, Tristan, votre cofondateur, évoquait un moment très difficile qui avait eu lieu en 2017, où Shotgun était au bord de la faillite. Pourriez-vous nous parler de ces moments-clés dans l’histoire de l’entreprise ?

Avec mes associés, nous avons pour habitude de nous retrouver assez régulièrement en format retraite. Les objectifs : pouvoir faire un point, sortir de l’opérationnel, re-challenger notre vision et définir une stratégie de moyen/long terme.

On était en 2017, ou 2018, avant l’ère Covid. Cette retraite-là, dont parlait Tristan, était à un moment de crise chez Shotgun, puisque l’on faisait face à une situation paradoxale.

Nous étions en très forte croissance, mais nous ne parvenions pas à convaincre des investisseurs de nous soutenir. Il ne nous restait plus que quelques jours avant que l’on soit dans l’incapacité de financer les outils les plus basiques au fonctionnement de Shotgun. Nos salariés avaient fait le choix de ne plus se payer volontairement. Finalement, nous avons reçu en dernière minute le soutien de nos investisseurs, qui nous suivent depuis toujours, et nous avons continué à financer notre croissance pour arriver là où nous en sommes aujourd’hui.

Nous avons également eu très peur au moment de l’arrivée de DICE sur le territoire français avant le Covid. L’entreprise s’est implantée avec des moyens financiers extrêmement forts, et une stratégie de rachat de marché très agressive.

Ce sont des difficultés normales dans l’histoire d’une startup. Face à celles-ci, il faut garder une confiance absolue en sa vision, une détermination dans l’exécution et envers le soutien de ses investisseurs et de son équipe. Il est très important aussi que l’équipe ait une confiance aussi forte que les fondateurs dans l’exécution du projet.

Vous venez donc du milieu de la culture et de la nuit. Comment passer de cette casquette culturelle à une casquette d’entrepreneur, où plein d’autres enjeux financiers s’ajoutent ?

Cela se fait de manière naturelle. On a appris sur le terrain à résoudre les problèmes business qui se posent, à apporter de bonnes solutions. Évidemment, on était soutenus, conseillés par notre écosystème : nos investisseurs, d’autres fondateurs qu’on a pu rencontrer et qui ont dû faire face à des problèmes similaires.

Est-ce que certains d’entre vous avaient un background en tech, venture capital ou en finance  ?

Oui, avec mes deux associés, on est extrêmement complémentaires. Je pense que c’est une clé de succès. Il faut qu’il y ait des profils qui soient très complémentaires, sans être opposés.

Pour ma part, j’ai un profil business, j’ai fait une école de commerce. Mon associé Tristan, CEO de Shotgun, a fait Sciences Po Paris. Et mon autre associé, Lucas, qui est CTO, a fait Polytechnique et possède donc une forte capacité de développement.

La combinaison de nos trois approches nous a permis d’aller assez vite sur la construction de Shotgun quand nous étions en phase early, et cela fonctionne encore aujourd’hui.

Pierre Daschier pour Billboard France

L’engagement pour les acteurs indépendants.

Acheter un billet sur Shotgun est devenu commun, mais la majorité des utilisateurs n’a pas connaissance du back-office mis en place pour les producteurs d’événements.

Shotgun, c’est surtout aujourd’hui une plateforme pour les producteurs de spectacles, pour connaître leur public. Est-ce que vous pourriez me donner plus de détails à propos de cet aspect ?

Tout à fait. C’est sur ce point-là que nous nous différencions de nos concurrents.

La vision que nous avons de l’industrie du live-musique, c’est qu’elle connaît une forte croissance, qui s’explique par une montée en puissance des acteurs indépendants, que ce soit les producteurs d’événements ou les labels. Ces acteurs ont besoin d’outils pour pouvoir développer, engager et fidéliser, par eux-mêmes, leur fanbase. C’est vital, c’est le facteur clé de succès numéro 2 une fois les enjeux de DA réalisés (l’expérience live pour un producteur d’événement, la définition et la structuration de sa marque pour un artiste).

Autrement dit, nos utilisateurs professionnels ont besoin de data, c’est indispensable. Ils ont besoin de comprendre ce qui se passe sur leur scène, ce que veut leur public : qui il est, ce qu’il désire, comment il se comporte.

Notre dashboard leur apporte cette connaissance ainsi qu’une actionnabilité marketing. Par exemple, si je suis producteur d’événements, que je lance un concert rock, je pourrai identifier le public qui aime le rock et leur adresser un message spécifique. La semaine d’après, je lance un concert d’un artiste hip-hop, et je pourrais faire les mêmes opérations au sein de cette communauté hip-hop, tout en sélectionnant les superfans ou ceux dans des régions spécifiques pour segmenter ma communauté et ainsi mieux l’engager.

Côté label, c’est la même chose, mais l’utilisation est différente. Les labels ont accès à la data des fans lives de leurs artistes, c’est-à-dire aux fans les plus précieux, ceux qui sont les plus engagés, car ils sont prêts à payer un billet pour aller voir leurs artistes.
On leur met à disposition ces données et les outils marketing pour que les artistes, indépendamment de leur activité de concert, puissent engager leur communauté et développer leur image de marque. Les labels pourront par exemple lancer des campagnes de releases de merchandising ou d’albums avec beaucoup plus d’efficacité, puisqu’ils ont dorénavant accès à la data qui leur permet de se connecter avec leur fan base et de la développer.

L’accès à la connaissance est vital, c’est le facteur clé de succès numéro 2 une fois les enjeux de DA réalisés.

La diversification musicale

Vous commencez avec la musique électronique et maintenant, vous êtes présent sur tous les styles. Comment avez-vous fait pour avoir la meilleure pertinence possible de plusieurs genres très différents ?

C’est d’abord une capacité à répondre aux vrais problèmes des producteurs indépendants, et ces problèmes là sont présents à travers toute esthétique musicale.
À partir du moment où les producteurs indépendants, quelle que soit leur esthétique musicale, adoptent Shotgun, ils découvrent une nouvelle façon de se développer en liberté.

Ils ramènent donc automatiquement leur propre communauté sur Shotgun et c’est ainsi que la marketplace Shotgun s’enrichit de différentes communautés musicales et de nouveaux événements. C’est de cette manière là, en acquérant de nouvelles communautés et contenus musicaux, que l’on devient une plateforme légitime sur tous les styles de musique.

Axel Malka, ancien manager de GIMS et Black M, est le nouvel Head of Hip-Hop de Shotgun. Est-ce une stratégie de recruter des personnalités spécifiques à chaque genre ?

Tout à fait. Lorsque l’on a réalisé que nos communautés et notre catalogue s’élargissaient, engendrant donc de nouveaux besoins de ces producteurs provenant de différentes esthétiques musicales, nous avons compris qu’il fallait se sculpter en interne pour accompagner ce mouvement.

Nous avons donc recruté des personnes familières avec les codes culturels de ces nouvelles scènes, qui nous permettent d’adapter au mieux nos outils à leurs besoins spécifiques, ou encore d’optimiser leurs campagnes commerciales.

Pierre Daschier pour Billboard France

Le futur de Shotgun

Est-ce que vous pourriez nous donner quelques chiffres à propos de Shotgun aujourd’hui, que ce soit en termes d’utilisateurs ou en termes financiers ?

Je vais commencer par les fondamentaux. Shotgun est présent dans quatre pays : au Portugal, au Brésil, aux États-Unis, et son siège en France. Nous avons une centaine de salariés en CDI. Shotgun est structurellement break-even, et en 2024 nous avons réalisé 200 millions d’euros de volume de billets, avec une croissance qui se projette entre 50 et 100 %. Nous avons 5 millions d’utilisateurs en France, et plusieurs milliers d’organisateurs actifs sur la plateforme.

Quels sont les prochains défis et objectifs opérationnels pour Shotgun ?

Notre objectif est de continuer à investir dans notre technologie, dans notre produit pour apporter une valeur de plus en plus forte aux producteurs d’événements et aux labels d’artistes. Cela nous permettra d’ouvrir certaines barrières de marché qui sont propres à l’industrie du ticketing.

Je pense à la présence d’acteurs, qui ont aujourd’hui le monopole sur des grandes salles, comme Live Nation ou Ticketmaster, qui nous empêchent aujourd’hui de vendre des tickets de concerts dans ces salles-là, malgré la volonté des producteurs de collaborer avec nous. Mais nous restons dans une logique de concurrence saine. Nous développons des innovations, résolvons des problèmes de l’industrie et mettons en place des partenariats qui sont innovants, notamment sur le plan marketing.

Nous cherchons à sortir de notre zone de confort technologique pour contribuer au succès de certains artistes. Nous avons par exemple financé des release parties ou des opérations marketing en vue de nous faire une position de plus en plus solide, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de blocage à l’entrée de certains espaces de l’industrie.

Est-ce que Shotgun a des ambitions en dehors de la musique pour le moment ? Nous avons observé Live Nation et AEG s’implanter dans le e-sport par exemple.

Pas pour le moment. Notre ADN, c’est le live music et l’artistique. Nous sommes convaincus que le live n’est pas juste une opération business, mais de la musique par essence. Le live permet aux artistes de vivre les moments les plus importants de leur carrière en connexion rapprochée avec leurs fans. C’est une expérience exceptionnelle.

Notre mission est donc de faire en sorte que ces événements soient de mieux en mieux produits par les producteurs d’événements, et que les artistes puissent de plus en plus capitaliser sur leurs concerts, pour mieux développer leur fanbase et leur image de marque.

Et quant à cette vision-là, Shotgun a forcément vocation à être une plateforme de la musique et pas une plateforme d’autres activités comme les théâtres.
Il peut tout de même avoir des ponts, notamment dans la culture hip-hop, entre la mode, le sport et le live-musique.

On voit de plus en plus de formats inspirés des États-Unis, de performances sportives en même temps qu’un concert, par exemple.
Donc, dans ce cadre là, l’événement s’intègre dans le scope Shotgun, car cela reste une expérience live music, mais enrichie d’autres arts ou pratiques.

Pierre Daschier pour Billboard France

Un duopole sur le marché français

Au fil des années, nous avons observé un phénomène d’applis avec des stratégies différentes, mais qui n’a pas toujours fonctionné. Sur ce marché des applis, y a-t-il seulement Shotgun et DICE ou d’autres concurrents sont présents en France ?

En France, sur le marché des applis avec un modèle B2C que nous partageons avec DICE, apportant une expérience de découverte d’événements qualitative, il n’y a que DICE et Shotgun.

C’est un duopole. C’est vraiment sur la vision, le modèle et la proposition de valeur côté professionnel de l’industrie sur lesquels Shotgun va se démarquer. Nous apportons des outils pour permettre aux indépendants de se développer tout en élargissant notre champ d’action, pour passer de la simple billetterie à une véritable plateforme du live music dans son ensemble.

En ce sens nous adressons aussi des outils spécifiques aux labels, en permettant de meilleures collaborations entre les labels et les tourneurs, notamment le partage de data et des bundles.

Côté B2C, notre plateforme va être de plus en plus une plateforme de découverte, pas seulement d’événements, mais également d’artistes et de leurs projets. Vous pourrez écouter leur musique, visionner leur clip, acheter leur merch directement sur la plateforme. Sur le volet social, Shotgun va être de plus en plus un espace sur lequel les utilisateurs vont pouvoir, au-delà de la découverte d’événements, échanger entre eux et organiser leur vie sociale autour d’événements lives.

Tant qu’on ne donne pas aux producteurs, événementiels et phonographiques, les moyens d’exister en toute indépendance, on ne répond pas aux besoins clés de l’industrie.

Qu’est-ce que vous pensez du rachat de DICE par Fever ? Est-ce que cela va impacter le marché français ?

Il y a deux points à traiter : il y a déjà l’opération et l’impact potentiel sur le marché.

Sur l’opération en soi, il y a deux manières de comprendre la situation. La première, c’est d’écouter et d’analyser ce qui a été communiqué. On observe, au travers de différentes annonces, que cette opération a été justifiée par la volonté de créer un leader mondial de l’entertainment. Puis, il y a la réalité, telle que nous la percevons, de la présence de DICE sur le marché français et américain, marchés sur lesquels nous opérons.

Nous remarquons que depuis deux ans, DICE réduit drastiquement ses effectifs. Ils ont dû revendre un de leurs assets qui était Boiler Room. C’est également une entreprise qui fait face à une fuite assez massive de ses clients historiques. Au regard de ces éléments factuels, je pense qu’on peut attribuer un autre sens à cette opération de rachat. D’ailleurs, on notera l’étonnant silence médiatique des investisseurs historiques de DICE, qui avaient pourtant l’habitude de faire beaucoup de bruit lors des précédentes levées de fonds, à l’époque du dit succès.

Ensuite, il y a l’impact sur le marché. Je pense qu’une opération d’acquisition de ce type-là peut avoir un impact positif sur le marché à deux conditions: s’ils répondent aux véritables besoins de l’industrie et si cela n’engendre pas de conflit d’intérêt. Sur le premier point, notre position est assez claire: tant qu’on ne donne pas aux producteurs, événementiels et phonographiques, les moyens d’exister en toute indépendance, on ne répond pas aux besoins clés de l’industrie.

Enfin, sur le risque de conflit d’intérêt, nous voyons ici une illustration d’un mouvement de consolidation non souhaitable. Il ne faut pas oublier que Fever, qui rachète Dice, est un producteur d’événements qui optimise son contenu via la data. En possédant une billetterie qui cherche à adresser l’ensemble de l’industrie, n’y a-t-il pas là un risque de connivence qui risque de contrevenir aux intérêts des producteurs autres que Fever ? Nous nous posons la question.

DICE a bénéficié de rounds de financement d’une échelle très importante, peut-être plus importante que Shotgun, et est présent sur plus de marchés.

Quels sont les outils et la vision de Shotgun pour battre ou concurrencer DICE sur le marché français, malgré des moyens inférieurs ?

Je pense qu’avoir des moyens considérables, c’est très bien, si ces moyens sont investis dans une bonne stratégie, un bon modèle et une bonne plateforme. Si ces fondamentaux ne sont pas respectés, ce n’est plus du financement, mais de la spéculation d’investisseurs.

Shotgun a eu des investissements beaucoup plus légers au cours de son histoire, mais le fait d’avoir été moins financés que certains de nos concurrents nous a obligés à nous remettre en question en permanence pour faire les bons choix et faire plus avec moins. Notre stratégie, dans ce contexte-là, n’a pas été d’aller racheter des marchés et des clients, mais d’investir dans la technologie pour répondre aux fondamentaux de l’industrie.

C’est de cette manière là qu’on a réussi à contrer la concurrence, qui elle, se trouvait plus dans un modèle de financement-spéculation d’investisseurs, qui est une situation qui n’est pas celle que l’on veut pour Shotgun et l’industrie. Festickets et Pollen se sont crashés. Aujourd’hui, DICE se fait racheter dans des conditions qui ne sont pas connues et avec une justification qui est libre à l’interprétation de tous. En tout cas, nous avons la nôtre.

Le fait d’avoir été moins financés que certains de nos concurrents, nous a obligés à nous remettre en question en permanence pour faire les bons choix.

Pour conclure peut-être l’interview, avez-vous un conseil à donner à un jeune producteur de spectacle ?

Déjà, être un producteur de spectacle est avant tout un projet entrepreneurial et risqué. Mon premier conseil serait donc de garder confiance en son projet et d’y aller step by step. Il faut commencer avec des productions dans des petites salles, et ça ne veut pas dire pas qualitatives, bien au contraire, puis apprendre petit à petit de ses échecs et de ses succès.

Garder la passion du live music et rester déterminé dans l’exécution, ça me paraît assez classique et universel comme conseils, mais c’est encore plus vrai dans notre industrie !

Propos recueillis par Ulysse Hennessy