Grammy Awards : « Notre seule ambition est de devenir une puissance mondiale de la musique »
La 67ᵉ cérémonie des Grammy Awards à Los Angeles, le 2 février 2025
Crédit : Bailey Brantigham
L’institution essuie des accusations depuis presque aussi longtemps que sa création en 1959. En 67 ans d’existence, seuls 12 artistes noirs ont emporté l’un des trophées les plus convoités de la cérémonie, celui de l’album de l’année.
L’album récompensé se doit de faire consensus auprès des votants, qui désignent non seulement les œuvres et les artistes nommés, mais également les gagnants. Mais qui sont ces derniers ? En 2018, un groupe de travail sur la diversité et l’inclusion est créé spécifiquement en réponse aux commentaires sexistes de l’ancien président de l’organisation, Neil Portnow. Il dévoile les données démographiques des membres : sur 12 000 personnes, 21 % d’entre eux sont des femmes et 28 % des personnes non blanches.

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Au fil des années, de nombreux artistes (Tyler, The Creator, Kendrick Lamar, Drake, Frank Ocean, Kanye West…) prennent la parole pour dénoncer non seulement ces disparités entre la représentation des différents membres votants et le reste de la société, mais aussi certaines pratiques.
« À cause des comités secrets » : c’est ainsi qu’en 2021 The Weeknd avait justifié sa décision de ne plus soumettre sa musique à l’Academy. Il n’avait reçu aucune nomination, malgré une année 2020 si accomplie qu’elle a produit la chanson la plus écoutée de tous les temps, et un impact culturel indéniable. Ces comités, composés de cadres et de poids lourds de l’industrie musicale, avaient une influence forte sur les nominations ainsi que sur les gagnants, car leurs voix étaient surpondérées dans le collège des votants. En réponse, ces derniers sont supprimés peu de temps après la polémique.
En 2020, P. Diddy lâchait, lors d’un discours aux Grammys, que la musique des artistes noirs n’avait jamais été respectée par l’institution.
P. Diddy a blessé l’Academy en disant ça. Je pense que ça a été douloureux pour eux, car ils savaient qu’il avait raison. C’est probablement l’élément qui a déclenché nombre de changements.
Paul Grein, journaliste awards Billboard US
Diversifier, amplifier
À l’aune du rapport rapportant les données démographiques des électeurs, il est décidé, sous préconisation dudit groupe, de diversifier massivement cette base.
Ainsi, depuis 2019, environ 8 700 nouveaux professionnels de la musique ont rejoint leurs rangs. Si bien que 73% de l’électorat actuel a été renouvelé depuis 2019.
Plus de 3 800 de ces acteurs de l’industrie ont rejoint l’Academy pour la promotion 2026, avec 58 % de personnes non-blanches et 35 % de femmes parmi eux. Cette campagne d’adhésion a permis de créer un corps électoral plus jeune, plus féminin et plus multiculturel ; de quoi peser sur le type d’œuvres nommées.
Cette année, Kendrick Lamar a gagné 5 Grammys pour
Paul Grein, journaliste awards Billboard US
« Not Like Us« . Un titre formidable, mais que les anciens votants n’auraient peut-être pas aussi bien saisi.
Selon Harvey Mason Jr., PDG actuel, le but n’est pas de « réparer les injustices », mais d’obtenir des résultats « plus représentatifs » de la diversité réelle de la musique contemporaine.
Dans la même dynamique, l’institution a commencé à tisser des liens plus étroits avec son pendant latino-américain : en 2025, pour la première fois, les 3 800 votants de la Latin Grammy Academy – qui a fêté en septembre ses 25 ans – ont été conviés à rejoindre l’électorat de la cérémonie principale. La représentation des professionnels de la musique du monde hispanophone au sein du vote principal en ressort très largement renforcée, passant de 11% à 28% du corps électoral.

Pour la cérémonie 2026, Bad Bunny est ainsi nommé dans 6 catégories, dont album de l’année, chanson de l’année et enregistrement de l’année, un progrès notable pour l’artiste portoricain, dont les nominations dans les catégories principales étaient rares et se concentraient surtout au sein de catégories urbaines ou latines.
Alors, la 68ᵉ cérémonie des Grammy Awards peut-elle être le point de départ d’une meilleure reconnaissance de l’importance culturelle de la scène latino-américaine ? Pour le savoir, il faudra attendre le 1ᵉʳ février 2026.
L’un des grands récits de ce siècle, c’est l’entrée de la musique latino-américaine dans la culture dominante. Et aujourd’hui, les Grammy Awards en sont le reflet.
Paul Grein
Une catégorie country divisée
Si la Recording Academy semble prendre une route menant à plus d’inclusivité et de représentation parmi les nommés et les gagnants, elle reste l’objet d’une vigilance accrue de la part des fans de musique sur ces questions. Une décision récente concernant la catégorie country a fait réagir.
Le 2 février 2025, Beyoncé remportait son 35ème Grammy, aussi le plus prestigieux. Cowboy Carter, un projet hybride qui célèbre la country et les genres adjacents au prisme de ses racines afro-américaines remporte ce soir-là le titre d’album de l’année mais aussi de meilleur album country.

Pendant que les fans de la chanteuse se réjouissent, d’autres pondèrent la légitimité de cette victoire. Le chanteur Gavin Adcock déclare publiquement : « C’est pas de la country » tandis que John Rich du duo Big & Rich désigne la récompense comme « une vaste blague ».
La victoire d’un album ne rentrant pas dans les codes traditionnels du genre pose question. Ainsi, début juin 2025, la Recording Academy annonce la scission de la catégorie. D’un côté, meilleur album country contemporain et de l’autre meilleur album country traditionnel. Un changement qui, selon de nombreux internautes et journalistes, s’apparente à une manière de distinguer la musique produite par des artistes afro-américains et celle produite par les artistes blancs.
Toutefois, il convient de noter que cette modification s’aligne également avec la culture des Grammys. D’autres catégories de genres comme la pop, le R&B et le blues sont également séparées entre contemporain et traditionnel.
Il s’agit de reconnaître des artistes qui créent un style de country qui rappelle les formes plus traditionnelles que l’on entend plus sur les radios américaines.
Sean Smith, co-directeur de la communication à la Recording Academy
Selon l’organisation donc, rien à voir avec Beyoncé. Ce changement était sur la table depuis quelques années, avec une proposition faite par des membres depuis la fin des années 2010.
Ambitions globales
Outre l’inclusivité promue à travers ces changements, la Recording Academy souhaite également s’adresser à un public plus large. Un phénomène à mettre en parallèle avec sa stratégie d’expansion mondiale. En 2024, elle annonçait un plan de développement en Afrique et au Moyen-Orient, en scellant des partenariats avec des ministères et organismes culturels de pays tels que le Kenya, le Nigeria, le Rwanda, l’Afrique du Sud, l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis.
Des protocoles d’accord ont également été signés avec le Ghana et la Côte d’Ivoire dans le même esprit. L’idée, selon les instigateurs, est de fournir des ressources éducatives, de soutenir les créateurs locaux et de célébrer le patrimoine musical de ces régions, tout en défendant la protection de la propriété intellectuelle pour les artistes du monde entier. « Il est crucial que les personnes qui créent de la musique bénéficient de soutien et d’opportunités, d’où qu’elles viennent », a déclaré Harvey Mason Jr. pour souligner la philosophie de cette expansion.
Notre seule ambition est de devenir une puissance mondiale de la musique et d’en rappeler au monde l’importance.
Sean Smith
Enfin, vitrine de cette ouverture internationale, l’organisation a annoncé la tenue en octobre 2026 d’un événement GRAMMY House au pied des pyramides de Gizeh, en Égypte. Cette incursion des Grammys sur le continent africain prendra la forme, comme pour les éditions précédentes à New York et Los Angeles, d’une rencontre de plusieurs jours entre artistes, producteurs et professionnels du monde entier. Au programme ? Concerts, panels et ateliers. D’autres événements GRAMMY House sont d’ores et déjà prévus ailleurs dans le monde.

Cependant, implanter de tels événements internationaux dans de nouveaux territoires comporte des défis logistiques et culturels évidents : en Égypte, un recours en justice a visé à interdire les concerts au pied des pyramides de Gizeh par crainte de dégradations du site, une contestation qui n’a pas refroidi l’institution étasunienne.
L’impact de ces initiatives sur les artistes locaux reste incertain : un événement ponctuel, fût-il prestigieux, suffira-t-il à structurer un écosystème fragile ? Sans un investissement de long terme, cette expansion risque de n’être qu’un coup d’éclat éphémère plutôt qu’un levier de développement durable pour les artistes des régions concernées.