Alexis Lanternier: « Payer ce prix pour accéder à toute la musique du monde revient à la sous-estimer. »

À l’occasion du South by Southwest London (SXSW London), première édition européenne du festival de musique, cinéma et tech, Alexis Lanternier, directeur général de Deezer depuis juillet 2024, se livre pour Billboard France.
Avant sa conférence Creators & AI : Building a Fair Future for Music Rights le 4 juin 2025, où il intervenait aux côtés notamment de Cécile Rap-Veber (directrice générale de la Sacem), il a pris le temps de partager son analyse des enjeux de l’intelligence artificielle dans le cadre de la protection de la création musicale. Plus largement, il évoque aussi les défis économiques et stratégiques de Deezer, ainsi que sa vision du futur de l’industrie musicale.
Du e-commerce à la direction de Deezer
Vous avez commencé dans le conseil avant de rejoindre le e-commerce. Comment tout cela se lie avec la musique?
Ces quinze dernières années, j’ai principalement développé des plateformes technologiques de consumer (B2C), téléchargées et utilisées par des millions de personnes. J’ai notamment participé initialement au développement d’Amazon France, dans la catégorie jeux vidéo et médias.
Par la suite, j’ai développé une application d’e-commerce en Asie du Sud-Est qui s’appelle Lazada, une start-up revendue ensuite à Alibaba. Puis ce fut l’e-commerce de Walmart, au croisement entre le marketing et la technologie, avec la volonté qu’elle trouve sa place parmi les géants. En e-commerce, ils étaient un peu en retard par rapport à Amazon. On a trouvé notre place naturellement.
Ce sont ces expériences-là qui m’ont amené à discuter avec Deezer sur le développement d’une application B2C avec des équipes basées en France. C’est quand même assez exceptionnel, puisqu’il n’y a plus tant d’applications qui évoluent dans un monde aussi compétitif. Apple Music, Amazon Music et YouTube Music offrent toutes du streaming musical. L’enjeu pour moi était d’apporter mon expertise et appliquer à la musique ce que j’ai appris dans d’autres domaines.
La musique est une passion partagée par énormément de personnes et c’est assez rare. C’est la même chose pour le cinéma, mais il n’y a pratiquement aucun autre art qui est aussi unanimement apprécié qu’elle. L’univers musical est évidemment extrêmement complexe, avec beaucoup de parties prenantes et de choses à comprendre. Il est cependant beaucoup plus facile de rentrer dans un monde comme la musique que dans un monde qu’on ne connaît pas et pour lequel on n’a pas d’appétence.
Deezer c’est fantastique et cette réussite revient à la création d’un produit tech supérieur aux autres.
Comment votre recrutement s’est-il déroulé ?
De façon relativement classique. Il y a des chasseurs de têtes dont le travail est d’arriver à faire le lien entre des profils et des jobs. Le board de Deezer a donc défini le profil qu’il leur fallait. C’était en l’occurrence quelqu’un avec de l’expérience en développement de plateformes B2C tech, avec des racines françaises et qui avait évolué dans un environnement très concurrentiel. J’ai rencontré la plupart des membres du board de Deezer et c’est ainsi que s’est faite une première sélection. J’ai ensuite dû élaborer une stratégie pour Deezer. J’ai utilisé tout ce que j’avais appris dans d’autres industries, avec le souci de voir comment l’appliquer à Deezer.

Vous avez cofondé la plateforme Branded, renommée par la suite Essor. En quoi est-ce que le métier de fondateur diffère-t-il de celui de directeur général d’une entreprise cotée ?
C’est assez similaire dans le sens où nous sommes en charge d’employés, d’emplois et d’argent d’investisseurs. Il y a donc la même responsabilité parfois un peu écrasante de se dire que nos décisions et actions vont avoir de l’impact.
La différence est que lors d’une cofondation d’entreprise, on recrute toute l’équipe. On crée ainsi quelque chose qui fonctionne de façon très efficace ensemble. Mais cela reste quelque chose de moins divers qu’une entreprise déjà existante, où il faut composer avec des assets incroyables. Dans une entreprise préexistante, il faut aussi reconnaître toute la réussite et les acquis du passé.
Deezer est une réussite incroyable. Souvent, on porte un regard négatif en comparant l’entreprise à des géants beaucoup plus grands, mais il y avait des dizaines d’applications de streaming qui n’ont pas réussi à atteindre le demi-milliard de chiffre d’affaires et la profitabilité. Dans un monde aussi concurrentiel, Deezer c’est fantastique et cette réussite revient à la création d’un produit tech supérieur aux autres. C’est une grande réussite d’avoir réalisé ça en France avec des équipes françaises. Il faut donc évidemment célébrer et travailler avec l’existant afin de voir comment l’utiliser au mieux. Je pense que c’est ça la très grande différence entre les deux.
Vous parliez de profitabilité. Est-ce à l’heure actuelle l’objectif majeur ? Ou est-ce que cela reste la croissance des abonnés?
Nos premiers objectifs pour les années à venir sont de continuer d’innover pour nos utilisateurs et leur proposer des expériences exclusives au plus près des artistes, de garantir une rémunération plus équitable pour les artistes et les aider à se connecter à leurs fans, et d’enrichir l’expérience client de nos partenaires.
Sur plan financier, l’objectif reste bien sûr d’atteindre la profitabilité et de répondre au besoin de nos actionnaires. Nous avons franchi une première étape en générant une trésorerie positive pour la première fois en 2024. Cela nous donne la liberté de continuer à innover sans avoir besoin de financement externe.
La personnalisation et connexion au coeur de la stratégie de Deezer

Quelles ont été les premières décisions que vous avez prises en tant que directeur général depuis 9 mois maintenant quasiment ? Qu’avez-vous voulu insuffler à la plateforme ?
Je me suis d’abord inscrit dans une démarche qui était très positive, celle de s’assurer que l’entreprise soit saine financièrement. J’ai donc vraiment continué le travail de mon prédécesseur sur la précision du type de dépenses, des trajets, du marketing, des allocations de ressources, etc.
Et ensuite, il s’agissait de lancer un nouveau projet de croissance en trouvant avec les équipes Deezer sur quoi miser. C’est comme ça que nous sommes arrivés avec notre projet de différenciation de l’application de streaming. Deezer se différencie de plus en plus en se focalisant sur les besoins de la jeune génération : la personnalisation et la connexion. On est focalisés sur cette dernière puisque c’est elle qui souscrit le plus d’abonnements aujourd’hui.
L’algorithme, l’application, le design et la musique sont les quatre éléments qui permettent d’atteindre ces objectifs de différenciation. Il y a aussi eu un très bon travail jusqu’à maintenant de personnalisation algorithmique. Les utilisateurs veulent plus de contrôle et sont de plus en plus conscients de l’importance de reprendre la main sur ce qui se passe. Les algorithmes donnent la meilleure information, mais il faut s’assurer de comprendre d’où vient-elle et comment elle est créée. La transparence sur l’algorithme est donc très importante. Depuis le mois dernier, on permet aux utilisateurs Deezer d’accéder à toutes les informations que l’algorithme détient sur eux, et d’éventuellement les modifier. Ils voient ce qui a été écouté, liké et disliké et ont l’opportunité de modifier ces données afin que l’algorithme s’aligne précisément sur leurs goûts.
Maintenant, le travail est la customisation. Le fait de pouvoir modifier les images de ses playlists et la table de favoris s’inscrivent dans la direction de personnalisation croissante de la plateforme.
En ce qui concerne la connexion, pour l’instant, on travaille beaucoup sur la connexion entre les artistes et les fans avec le Deezer Club, créant des solutions pour que les artistes et les fans puissent interagir. On travaille avec les labels et les artistes. Dès qu’on aura quelque chose d’un peu plus concret, on en parlera.
Il n’y a rien de mieux qu’une plateforme comme Deezer pour connecter les artistes et les fans.
Avant, le streaming était l’innovation technologique ultime dans la musique. Aujourd’hui, on voit que le live a pris beaucoup d’importance. Vous avez créé le Deezer Club et des partenariats avec des festivals (vous êtes notamment sponsor de Paris La Défense Arena et de la LDLC Arena). Est-ce que vous allez essayer de jouer là-dessus?
Oui, c’est super intéressant. Il y a évidemment un besoin de connexion physique et on pense que les applications de streaming sont une plateforme fantastique pour la permettre. Il y a bien sûr les festivals, mais il y a aussi beaucoup d’événements privés que les artistes ont envie de créer où ils ont envie de rencontrer leurs fans. Il n’y a rien de mieux qu’une plateforme comme Deezer pour connecter les artistes et les fans.
On a donc imaginé le Deezer Club pour permettre aux artistes de créer un événement que nous offrons à leurs fans via des jeux concours par exemple. Ça leur permet d’y participer. Il y a quelques semaines, j’étais à la Listening Session du dernier album de Damso, BĒYĀH, deux jours avant sa sortie. Il y avait 1500 fans et l’ambiance était complètement dingue, alors même que ce n’était pas du tout un show. Damso était simplement assis sur son fauteuil et c’était incroyable.
Je pense que c’est donc une façon de servir l’industrie et les artistes que d’apporter une valeur supplémentaire; celle d’attirer les bons fans. Nous avons toute la data, nous savons qui écoute quoi et à quel endroit. Dès lors, si un artiste organise un événement à tel endroit, on peut le proposer à tous ses auditeurs présents à cet endroit-là.
Est-ce que vous avez l’impression que les fans les plus jeunes sont peut-être plus difficiles à convaincre d’aller vers le streaming de nos jours ?
Nous, on voit plutôt que les plus jeunes utilisent plus le streaming que les plus âgés. Globalement, c’est un produit grand public mais avec un positionnement légèrement orienté vers les jeunes générations.
On a parfois l’impression qu’il y a un basculement de la consommation des plus jeunes. Ces derniers peuvent avoir tendance à consommer de la musique parfois par bribes sur TikTok et sur les réseaux sociaux. Le streaming n’est-il pas moins naturel pour eux que la génération qui a aujourd’hui 20 ou 25 ans?
On ne le voit pas encore très bien. Ce qu’on sait par contre, c’est qu’il y a eu un basculement de la découverte sur les réseaux sociaux. Ils ont réussi à générer du comportement social avec la musique, notamment avec TikTok. La découverte se passe beaucoup, pour les jeunes, sur les réseaux sociaux.
Bien qu’on écoute sur TikTok, on ajoute ensuite la musique à sa playlist ou à ses favoris Deezer. La réécoute, encore plus chez les jeunes, se passe donc toujours beaucoup sur les applications de streaming.
Il semble cependant que les applications de streaming soient peut-être passées à côté d’un aspect social. Il y a assez peu de comportements sociaux sur les applications de streaming. Ce sont des choses sur lesquelles on essaie de défricher et tester des choses pour comprendre ce que nos utilisateurs veulent.

On a noté des tendances d’écoute sur les réseaux sociaux qui avaient parfois pris le devant sur le streaming, notamment les speed-up, les remix ou les versions accélérées. Les plateformes de streaming avaient dû s’adapter à tout ça. Y a-t-il une crainte que la musique passe au second plan et ne devienne qu’un bruit de fond de la vidéo plutôt que le principal vecteur de l’émotion ?
Ce n’est pas une évolution qu’on voit sur notre consommation : elle ne fait qu’augmenter. Les jeunes sont plus présents sur les plateformes de streaming. Ces comportements des utilisateurs renforcent l’engagement sur les réseaux sociaux, notamment en ajoutant de la musique à leurs vidéos. Mais ils n’ont pas dénaturé à date le besoin d’écouter aussi de la musique de façon plus détente.
Si on compare avec ce qui s’est passé sur le vidéo streaming, où les prix ont doublé en quelques années, le prix de la musique en streaming est faible.
Rentabilité des plateformes de streaming
Je voulais rebondir sur une actualité chaude d’aujourd’hui. C’est Spotify qui a annoncé vouloir augmenter ses prix en France, en les faisant passer à plus de 12 euros.
Étant donné que la croissance du streaming a légèrement diminué, est-ce que l’augmentation des prix n’est pas la solution de facilité pour les plateformes de streaming afin de continuer à croître? Comment est-ce que Deezer se positionne sachant que les personnes ont des budgets de plus en plus serrés?
C’est une bonne question. Ce n’est pas un sujet facile. Je pense que si on prend un tout petit peu de recul sur ce sujet, le prix d’abonnement mensuel premium pour une personne a été de 9,99 euros pendant 15 ans. Il est maintenant de 12,14 euros pour Spotify contre 11,99 euros pour Deezer, des prix donc relativement similaires. Nous avons déjà introduit des plans moins chers avec les abonnements famille, duo et étudiants. L’offre famille permet d’avoir 6 comptes pour 20 euros. Il y a eu des innovations ces dernières années qui ont baissé le prix par utilisateur.
Si l’on compare avec ce qui s’est passé sur la vidéo, où les prix ont doublé en quelques années, le prix actuel du streaming musical est faible. La croyance globale du marché est que payer ce prix pour accéder à toute la musique du monde revient à la sous-estimer. C’est quelque chose qu’on entend beaucoup des artistes qui considèrent que les prix sont trop bas et leur rémunération pas assez forte. Aujourd’hui, on redonne 70 % de ce qu’on touche aux ayants droit.
Une des solutions pour rémunérer les artistes, c’est d’augmenter le prix de l’abonnement. C’est vrai qu’il n’y a pas de raison de penser que ça ne devrait pas suivre l’inflation. Si l’on compare à d’autres produits de streaming, la valeur globale offerte est quand même extrêmement positive.
Les deux principales plateformes de streaming en France ne sont rentables que depuis cette année, alors que ça fait très longtemps qu’elles ont été créées. Qu’est-ce qui explique cela ?
Il y a deux choses. Tout d’abord, l’adoption de la technologie prend du temps et a besoin d’explications. Cela coûte beaucoup d’argent en marketing. Deezer investit énormément de son revenu en marketing pour développer l’adoption, ce qui permet ensuite de rémunérer les artistes. On se rappelle qu’il y a 15 ans, il n’y avait pratiquement plus de modèle de rémunération avec le piratage. C’est similaire à beaucoup d’autres produits technologiques qui, au début, perdent souvent de l’argent, et mettent du temps à en gagner. C’est l’histoire même de la technologie.
La deuxième raison est que le business model du streaming rémunère de façon très large les ayants droit, faisant perdre pendant très longtemps de l’argent à tous ses acteurs.

Le grand public identifie Deezer comme une plateforme française. Cependant, elle a aussi une très forte part de marché au Brésil, un fait moins connu. Comment travaille-t-on deux marchés si éloignés géographiquement et économiquement? Quelle est votre stratégie pour continuer à développer le marché brésilien ?
Les besoins sont assez différents mais il y a quelque chose de commun: la faible pénétration. Il y a encore beaucoup de gens qui ne savent pas passer au streaming. En France, on atteint 25% de pénétration et au Brésil plutôt 10%. Donc, il y a quand même une communalité dans beaucoup de pays, qui est celle de comprendre la valeur de pouvoir écouter l’ensemble du catalogue musical du monde pour un abonnement fixe.
Les besoins de personnalisation et de connexion sont aussi similaires tout comme le besoin d’écouter de la musique locale, d’ailleurs encore plus fort au Brésil.
Les applications de streaming ont permis le développement des petits artistes, la résultante étant que les artistes locaux se sont développés. Et c’est une forte demande dans chaque pays d’avoir une mise en avant des artistes nationaux. Naturellement, s’il y a une application qui paraît plus focalisée sur ces derniers, c’est quelque chose de très intéressant qui participe au développement.
Après, pour répondre à la deuxième question, il faut avoir une équipe dédiée. On travaille beaucoup sur le lien avec les artistes, les éléments physiques, etc. On a une trentaine de personnes au Brésil qui s’occupent toutes des relations avec les artistes et du marketing. Tout ça doit être très localisé pour s’adapter aux besoins du marché. S’il y a une base technologique et philosophique commune, les relations artistes et le marketing sont très localisés.
La menace de l’intelligence artificielle pour la création musicale et la rémunération des artistes
Deezer a poussé depuis trois ans un nouveau modèle de rémunération dit « artist-centric. »
Vous révéliez en avril que 18% des morceaux publiés chaque jour sur Deezer étaient 100% générés par l’intelligence artificielle. Dans un fait divers très médiatisé révélé en septembre 2024, un fraudeur aurait gagné jusqu’à 12 millions de dollars en générant avec l’intelligence artificielle Boomy des centaines de milliers de chansons. Comment détecte-t-on ces morceaux 100% faits par IA ? Et sont-ils exclus du pool de rémunération ?
L’intelligence artificielle comme outil de créativité pour les artistes existe depuis longtemps et ne nous a jamais posé problème. En revanche, les bots qui créent de la musique par répétition sans réalité artistique et qui génèrent de la fraude au droit d’auteur sont une préoccupation. Ils créent un grand nombre de chansons, et les boostent pour essayer d’en faire des playlists et des recommandations. Ils génèrent d’abord quelques petites écoutes sur ces chansons pour les pousser dans l’algorithme. Si ce dernier voit une chanson qui commence à être écoutée par plusieurs personnes dans différents endroits, il va la recommander automatiquement. C’est ce qu’il faut éviter et c’est pour cela qu’on identifie ces chansons-là à 100%.
Et comment les identifie-t-on ? Ces outils pour créer de la musique génèrent malgré eux des bruits, qu’on est capables d’analyser et d’identifier de façon répétée. On génère donc beaucoup de chansons à travers ces applications et qui nous permettent de repérer les patterns à identifier. Quand les chansons arrivent dans notre catalogue, on les passe toutes par cette analyse-là et on les identifie avec 99% de réussite. On sort donc ces chansons des playlists et des recommandations. Et nous venons de lancer un système d’étiquetage : les albums contenant des titres générés par intelligence artificielle sont désormais identifiés pour les utilisateurs. Après, si quelqu’un veut les écouter, pas de problème. C’est encore possible sur Deezer.
L’identification est donc pour l’instant très efficace mais on ne sait pas comment tout ça va évoluer.
Deezer a par ailleurs poussé depuis trois ans ce qu’on appelle le modèle dit artist-centric, un nouveau modèle de rémunération. Le passage du modèle market-centric à artist-centric rend également le business des bots IA caduc. Si avant, un utilisateur pouvait créer des bots et capter des droits d’auteurs sur ces chansons, cela n’est plus possible avec le modèle artist-centric.
Dans son livre Mood Machine, The Rise of Spotify and the Costs of the Perfect Playlist sorti en janvier dernier, Liz Pelly mettait en lumière la passivité de l’écoute streaming. Est-ce qu’il peut y avoir la tentation pour une plateforme de streaming de s’appuyer sur cette écoute passive en introduisant des faux artistes ou des artistes à la licence moins chère ?
Deezer s’assure depuis longtemps de respecter l’industrie musicale. C’est comme ça que la plateforme va survivre. On est très convaincus qu’on n’existe qu’en étant en partenariat très fort avec les ayants droit.
Avec le modèle artist-centric, il s’agit notamment de sortir du pool de rémunération tout ce qu’on appelle le noise. Ce sont les sons qui ne sont pas faits avec des instruments de musique qu’on a dès lors sortis de la monétisation. L’exemple typique est la machine à laver. Avant qu’on fasse ce changement, si quelqu’un enregistrait sa machine à laver et le publiait sur Deezer, il touchait des droits d’auteur, puisque la rémunération était calculée en fonction du nombre d’écoutes.
On a effectué ce changement pour s’assurer que toute la rémunération revienne aux vrais artistes. Si nous avons recréé des chansons de ce type pour répondre au besoin des auditeurs que l’on respecte, nous ne pensons pas que ces chansons devraient être rémunérées au même prix que la création d’un artiste humain.

Un autre sujet en termes de rémunération est celui des podcasts. Est-ce que Deezer va lancer un programme de rémunération des podcasteurs ?
Étant donné que l’abonnement n’a pas beaucoup augmenté, c’est difficile de dire aux ayants droits musicaux de partager avec les podcasteurs. Ce n’est pas quelque chose de possible.
La solution est de trouver un autre modèle de rémunération pour les podcasteurs, ce qui est le cas aujourd’hui avec la publicité. Les podcasteurs se rémunèrent avec des accords et des partenariats qu’ils font eux-mêmes et en parlent dans leurs podcasts. Nous, on les host gratuitement et on leur donne accès à un trafic énorme sans leur facturer quoi que ce soit. Il s‘agit du meilleur modèle de rémunération pour eux.
Le futur de Deezer et de l’industrie musicale
C’est super important de pouvoir avoir un édito humain qui comprend ce qui se passe; l’actualité, l’auditoire, le genre et qui peut apporter de l’information. On essaye d’apporter de la valeur à nos éditeurs et abonnés sur le monde de la musique.
On parle ensemble du travail d’humanisation et de personnalisation de la plateforme. Les emplacements éditoriaux et les événements spéciaux sont human-curated. Comment sélectionnez vous les curateurs et comment ce travail-là se déroule t-il ? ?
Nos curateurs sont d’anciens journalistes, enseignants, agents, managers, producteurs, qui sont des experts vraiment à la pointe de ce qui se passe dans l’industrie. Leur travail va être d’identifier ce que l’algorithme n’arrive pas à identifier. Ce sont souvent des choses liées à l’actualité afin d’adapter ce qui se passe dans l’algorithme, et de proposer de nouveaux thèmes.
Cet été, il y avait beaucoup de propositions autour des Jeux Olympiques. Récemment, un grand rappeur français est décédé (ndlr: Werenoi). C’est super important d’avoir un édito humain qui comprend l’actualité, l’auditoire, le genre et qui peut apporter de l’information. On essaye d’apporter de la valeur à nos éditeurs et abonnés sur le monde de la musique.
Deezer est principalement présent en France, au Brésil, en Allemagne, en Angleterre, et au Mexique. On dit souvent qu’avec le streaming musical, il y a encore beaucoup de territoires à conquérir. Est-ce que Deezer a cette ambition d’aller explorer d’autres territoires étrangers une fois que la profitabilité sera atteinte et le modèle absolument pérenne?
Tout à fait, oui. Deezer est implanté à l’étranger et dans la mesure de notre capacité à investir, nous continuerons à nous intégrer dans les territoires étrangers.

S’ il vous manque un label, vous n’êtes pas apte à tenir. On ne peut pas se passer d’une artiste comme Taylor Swift, ce n’est pas possible.
Avec l’atomisation du nombre d’artistes et le modèle d’indépendance comme norme, le rapport de force entre majors et plateformes de streaming n’est plus le même. Il y a parfois une impression que ces dernières, plus rentables, ont pris le dessus sur les labels et artistes. Quel est votre regard sur cette dynamique?
C’est difficile de commenter pour tout le monde, mais c’est vrai que pour Deezer, les ayants droit représentés par les labels ont encore un pouvoir très puissant. Dans des industries comme l’e-commerce et le vidéo streaming, c’est possible de se passer de fournisseur mais dans la musique, on ne peut pas se passer d’un label. On ne peut pas se passer d’une artiste comme Taylor Swift, ce n’est pas possible. La balance of power est encore très en faveur du supply.
Après, est-ce que ça a un peu évolué ? Pour Deezer, pas tellement, parce qu’un label peut très bien se passer de nous, sans changer significativement leur business. Dans le cadre de Deezer, je pense que le rapport de force n’a pas changé. Cependant, pour d’autres plateformes qui sont beaucoup plus importantes, l’équilibre a beaucoup évolué puisque les labels ne peuvent pas vraiment se passer d’elles non plus.

On a vu d’autres plateformes mettre en place des dispositifs court-circuitant les artistes. L’écoute et la découverte sont devenues tellement précieuses sur la plateforme que des deals dans lesquels les artistes sont moins rémunérés à l’écoute leur étaient proposés.
Ce sont des choses qui arrivent, mais pas chez Deezer. Nous sommes à 100% un support de l’industrie musicale. Je pense que la rémunération est juste, l’équilibre aussi. On est un support de l’industrie musicale sur beaucoup d’actions telles que le modèle de rémunération et le prix. On a des relations très positives, en tout cas depuis que je suis là avec l’industrie musicale. Et ça se ressent dans tous les entretiens qu’on peut avoir avec l’industrie. On a beaucoup de soutien aussi de la part de l’industrie musicale. Personnellement, je trouve que dans le cas de Deezer, c’est une balance de négociation et de rapport de force qui est plutôt saine.
Contrairement à l’époque où un nombre de disques très limité sortait toutes les semaines, de nouveaux morceaux sortent aujourd’hui tous les jours. Les prochaines superstars vont-elles réussir à émerger? Est-ce une question à laquelle Deezer s’intéresse ? Est-ce une préoccupation dont les majors vous parlent ?
C’est une crainte dans l’industrie, on l’entend chez les majors.
C’est aussi une question centrale pour nous. On est passés d’un modèle où quelques dizaines d’albums sortaient chaque semaine à un flux continu de dizaines de milliers de morceaux chaque jour. Cela crée une richesse musicale incroyable, mais aussi un vrai défi de visibilité pour les artistes.
Notre rôle, en tant que plateforme, est justement de rendre cette masse de musique intelligible, en aidant les utilisateurs à découvrir des artistes qui leur parlent, mais aussi en permettant à de nouveaux talents d’émerger. C’est ce qu’on cherche à faire avec nos algorithmes de recommandation, nos sélections éditoriales humaines, et des initiatives comme Deezer Next.
Propos recueillis par Billboard France