Theodora : la naissance d’un nouveau son français
Illustration : Salomé Gomis-Trezise pour Billboard France.
Chapeau Romeo Stedman, top et jupe Victoire Pedron, bracelets personal collection (gauche) et Marion Guyot (droite), bagues Acne Studios (gauche) et Hugo Kreit (droite), chaussures Marni
En 2022, Lili Théodora Mbangayo Mujinga de son vrai nom, s’est donné un an pour vivre, même modestement, de son art.
Née en Suisse, passée par la Grèce dont elle ne garde que peu de souvenirs, elle se retrouve ballottée de ville en ville, au gré de la reprise sur le tard de la formation d’un père qui ambitionne d’être médecin. Saint-Jean-d’Angély, Rennes, puis finalement Saint-Denis, qui donne naissance à un morceau fondateur : Le paradis se trouve dans le 93.
Premier écho auprès d’une audience plus large, il lui permet tout simplement de continuer à chanter. Adieu définitif aux études, alors qu’elle n’aura finalement jamais bouclé sa première année en prépa D1. Ses EPs Neptune, Lili Aux Paradis Artificiels et Lili Aux Paradis Artificiels : Tome 2 posent alors les bases d’une pop hybride infusée de musique afro-caribéenne.
Moins d’un an plus tard, elle sort KONGOLESE SOUS BBL. Le mélange de rythmique bouyon et d’une imagerie décomplexée retient l’attention et provoque le débat autant qu’il propulse son auteure. Deux mois après sa sortie, il franchit les portes du Top Singles France, jusqu’à se classer en 10ème position.
Ce qui pouvait alors paraître n’être qu’une tendance virale de plus dans des classements plus que jamais dictés par les vidéos courtes préparait en réalité le terrain pour BAD BOY LOVESTORY, colonne vertébrale du succès de la chanteuse.
Paru le 1er novembre, ce projet de 13 titres réalise une modeste première semaine, entrant à la 119 ème place du Top Albums avec 563 équivalent ventes, un chiffre alors largement porté par le succès de KONGOLESE SOUS BBL. Treize mois plus tard, transformé en MEGA BBL après avoir été réédité en mai dernier, il se classe parmi les 4 plus gros succès de l’année en France selon le Syndicat national de l’édition phonographique.
Outre ses propres titres, Theodora se révèle l’ingrédient secret sur ceux des autres : melodrama, sa collaboration avec disiz, caracole en tête des ventes depuis plus de deux mois. Elle est désormais l’artiste féminine francophone la plus écoutée du pays en 2025, selon des données Luminate consultées par Billboard France, après avoir escaladé un à un les échelons de la liste depuis janvier.
Cette industrie n’est pas anti-filles, elle est anti-femmes. Elle adore les petites filles dociles, les poupées, mais pas la femme qui vient récupérer son dû.
La genèse
Avant la musique, il y a une première passion pour le judo qui l’emmènera jusqu’aux championnats de France. “C’était une version de moi que je n’aurais pas pu atteindre.”, se souvient-elle.
“Je suis atteinte du syndrome de douleur polykystiques (SOPK), qui provoque des troubles hormonaux et physiques. Au judo, il y a cette notion de poids. Moi, j’étais jamais au poids, toujours trop légère ou trop lourde. Ça me rendait terriblement malheureuse, parce que ça bloquait mon évolution et que je n’arrivais pas à le maîtriser. J’arrivais à des compétitions avec 4 kilos en moins, je compensais en buvant énormément d’eau mais je m’évanouissais pendant les échauffements et je vomissais l’eau que j’avais bue. 10 minutes après, j’étais en combat.”
Son bac en poche, elle s’oriente vers une prépa en droit-économie, qu’elle interrompt pour se consacrer à la musique. “Je vois souvent des gens prendre un biais classiste pour me défendre en s’appuyant sur cette prépa, mais… Je l’ai jamais finie. J’ai fait, quoi, 1 an ? Même pas, plutôt 6 mois. Et pourtant, ça ne m’enlève pas de crédit sur plein d’autres choses.”

Combinaison Manon Vaudry, collier Rosalie Bernard, bracelet Mele + Marie, bagues Hugo Kreit.
Une artiste politique ?
Quand Jordan Bardella, l’un des visages du parti d’extrême droite français Rassemblement national, utilise l’un de ses titres sur les réseaux sociaux, la chanteuse n’hésite pas à l’interpeller publiquement.
“Lorsque tu deviens connue, tes paroles ont un poids”, explique-t-elle. “Parfois aussi, notre pouvoir réside dans le fait de relayer des informations, plutôt que de prendre la parole sur des sujets que l’on ne maîtrise pas assez, sur lesquels des gens travaillent déjà tous les jours.”
Certains voient dans son passage par le conseil régional des jeunes de Bretagne, dont elle devient par la suite présidente de la commission culture, une volonté de carrière politique. “C’était plus une manière d’ouvrir la porte aux revendications qu’une institution”, réfute-t-elle. “On voulait nous apprendre le pouvoir citoyen, à quel point on avait un rôle à jouer dans le futur. Je ne sais pas combien de gens qui y étaient sont de droite aujourd’hui, mais il doit y en avoir très peu.”
Les constants déplacements de sa jeunesse marquent son écriture et ses prises de position publiques, tout comme l’expérience du racisme vécu à partir de là. Une question qu’elle aborde frontalement, notamment lorsqu’elle évoque des situations auxquelles elle fait face depuis que sa visibilité s’est accrue.
“J’ai l’impression de l’avoir senti toute ma vie. Pourtant, quand bien même j’ai vécu dans des endroits vraiment reculés, c’est aujourd’hui que j’en subis le plus. Récemment, à un événement, on m’a confondue… Non pas avec une autre femme noire, mais avec un membre de l’équipe d’un homme noir. Il y avait seulement deux femmes noires à retenir sur tout l’événement, mais même ça n’est pas possible.”
“Tout le monde n’est pas raciste, ce n’est pas la question. La réalité, quand tu sors de l’Île-de-France, c’est que beaucoup de gens ne fréquentent même pas de personnes noires, et sont remplis de préjugés. «
“Beaucoup de gens ont l’impression qu’on vole quelque chose, que le fait d’avoir la lumière sur nous en retire à d’autres qui seraient français. Mais nous aussi on l’est pour certains, et même sans l’être on produit une œuvre en France, qui participe au soft power.”
Un cocon créatif familial
Parmi les ingrédients qui séduisent le public français, une proposition artistique travaillée avec son frère et compositeur, Jeez Suave. Dans un mélange que d’aucuns compareront avec le tandem formé par Billie Eilish et son frère Finneas, elle affirme sa volonté de ne rien compartimenter : “Mon grand-frère s’est toujours positionné comme le protecteur, mais pas le surprotecteur, plutôt l’accompagnateur, et surtout l’explorateur. Il y a ce truc de respect de l’autre en tant qu’humain, pas en tant que frère ou sœur. C’est vraiment mon meilleur ami. Dans le travail, on fonctionne exactement de la même manière que dans la vie privée, si ce n’est qu’on essaye toujours de respecter le temps de travail l’un de l’autre.”
En fin d’année 2024, le binôme et ses associés Noé Grieneisen et Paul Steiner ont constitué la société BOSS LADY RECORDS, reprenant un gimmick devenu incontournable de Theodora.
“Jeez, Noé, Paul, Youss, Mona… À force d’être ensemble tous les jours, 17 heures par jour, j’ai l’impression qu’on se connaît depuis des années.”
On a vraiment l’ambition d’un show à l’américaine : grosse scène, happenings, tout. Je pense que ça va être un gros tournant de ma carrière.
Être une femme noire dans la France de 2025
En mai, invitée à La Seine Musicale pour la cérémonie des Flammes, Theodora dédie sa victoire à “toutes les filles noires un peu bizarres”. Massivement repris sur les réseaux sociaux, le message touche une nouvelle génération d’auditrices. “Elles viennent me parler, me disent merci. Je ne pensais pas que ça aurait autant d’impact, j’avais même pas préparé mon discours !”
“Les femmes blanches alternatives sont acceptées”, détaille la chanteuse. “Nous, on a grandi en les regardant. Mais les femmes noires alternatives ont toujours été invisibilisées, comme si c’était une erreur de parcours. Moi, j’aurais adoré voir des profils plus alternatifs et noirs, parce que ça m’aurait fait dire que c’est pas une dinguerie. Ça m’a pris vraiment beaucoup de temps d’être alternative à 100%, et encore aujourd’hui ça m’arrive de m’inquiéter que les gens ne comprennent pas.”

Combinaison Manon Vaudry, collier Rosalie Bernard, jupe Sarah Corcos, bracelet Mele + Marie, bagues Hugo Kreit, chaussures Acne Studios.
Dans BAD BOY LOVESTORY, elle dresse l’autoportrait d’une femme sûre d’elle. Cette identité de “boss lady” lui colle à la peau et devient un hymne scandé par le public lors de chaque passage sur scène. Pourtant, derrière cette façade, elle place au centre des valeurs de bienveillance et de sororité dans un marché musical français encore largement dominé par la production masculine.
“Cette industrie n’est pas anti-filles, elle est anti-femmes. Elle adore les petites filles dociles, les poupées, mais pas la femme qui vient récupérer son dû. Dans une société capitaliste, la femme est vue comme un poids. C’est celle qui tombe enceinte au travail. Du coup, il faudra lui payer son congé de grossesse. Elle est censée moins travailler, être moins productive. Et je pense que dans la musique, qui est un milieu finalement très capitaliste, on n’aime pas la femme car il n’y a de la place que pour une seule d’entre elles. ‘Les autres, supprimez-les. Qu’elles n’existent pas.’”
Nouvelle ère
Alors que 2026 n’est qu’à une poignée de jours, l’artiste annonce “préparer une nouvelle era” de sa carrière. Si la pratique est largement répandue chez les popstars américaines, de Taylor Swift, qui a même nommé sa dernière tournée le Eras Tour en passant par The Weeknd et Rihanna, elle n’a jamais vraiment été adoptée dans l’Hexagone.
“C’est quelque chose qui vient de la culture du spectacle, dans la continuité de cette volonté d’être une showgirl. À un moment donné, comme ton projet tu le portes avec tout ton corps, tu le marques dans le temps. Et quand tu passes à autre chose, il faut que ça se sente.”
“Moi, par exemple, en grande fan de Rihanna, j’ai adoré la voir passer par toutes ses eras différentes. Tout le monde se rappelle du crâne semi-rasé, plus rock, des cheveux rouges, plus pop… J’adore cette notion.”
La France puis le monde ?
Sur MASOKO NA MABELE, on retrouve le producteur nigérian et britannique Thisizlondon. Un an après sa sortie, Theodora interprète le titre ainsi que DO U WANNA? et I WANNA sur la webradio NTS. Signe d’une volonté de toucher au-delà des frontières françaises ?
“Je n’ai pas attendu ce moment pour y penser”, explique-t-elle. “Ces ambitions ont toujours été là. Et si elles sont devenues réelles, c’est parce que je les portais déjà en moi. Rêver grand, regarder ailleurs, ça t’ouvre forcément à des influences et à une vision plus large. Aujourd’hui, ces ambitions sont encore plus fortes : je vois que l’international me comprend, m’accueille, alors pourquoi pas.”
“La barrière linguistique existe, c’est vrai. Mais chaque langue a aussi quelque chose d’unique, des choses qui ne se traduisent pas. Et c’est ça qui fait sa richesse.”

Chapeau Romeo Stedman, top et jupe Victoire Pedron, bracelet boutons Marion Guyot, chaussures Marni, bagues Acne Studios & Hugo Kreit, boucles d’oreilles Acne Studios.
Première tournée
L’artiste, à qui on propose de performer à L’Olympia (salle française mythique de 2 800 places), insiste pour jouer au Zénith de Paris (7 000 places). Au total, elle devra annoncer quatre concerts, tous remplis en l’espace de quelques minutes.
À l’approche de sa tournée, le 30 mars prochain, elle confie : “On a vraiment l’ambition d’un show à l’américaine : grosse scène, happenings, tout. Je pense que ça va être un gros tournant de ma carrière. C’est trop spectaculaire pour que ça ne le soit pas.”
“J’ai la volonté de devenir la meilleure performeuse. Pour ma première année, je suis partie avec six danseurs, ce qui est déjà énorme à mon niveau de carrière. Maintenant, on arrive sur quelque chose de plus gros et plus réfléchi à tous les niveaux, jusqu’au make-up. On essaye aussi de bien s’organiser : préparation sportive, vocale… Parce que la musique est un sport, et pour être la meilleure, il faut s’entraîner.”
Je n’ai pas attendu ce moment pour penser à l’international. “Ces ambitions ont toujours été là. Et si elles sont devenues réelles, c’est parce que je les portais déjà en moi.
Le soutien de la communauté LGBT
De passage dans l’émission Drag Race France, Theodora forme un duo avec Mami Watta. Par son exubérance, l’univers de la chanteuse, elle-même ouvertement LGBT, n’est pas sans rappeler les codes du genre. Elle en avait fait la découverte pour la première fois en travaillant à la Gaîté Lyrique [ndlr: lieu culturel parisien], où étaient organisées des soirées ballroom.
“C’est un monde que j’ai beaucoup apprécié, dans un moment de ma vie où je me renfermais sur moi-même sans m’en rendre compte. J’ai rencontré des gens qui étaient vraiment là pour s’exprimer et s’unir. Je pense que certains d’entre eux ont senti ce besoin presque paternel de venir m’aider. C’est ce qui fait que je m’en sens proche, et j’ai moi aussi beaucoup de personnes LGBT dans mon équipe.”
Nouveaux horizons
“Je pense que la musique révèle une facette de moi, et qu’elle en laisse exister d’autres, conclut Theodora. “Contrairement à beaucoup d’autres domaines, quand tu fais de la musique, tu peux t’autoriser plein de carrières. C’est ta responsabilité de ne pas être bête et de ne pas faire des trucs où tu es nulle. Mais, pour le moment, c’est le terrain où je peux le plus me permettre d’être éclectique.”
Celle qui défilait pour le créateur Rohan Mirza lors de la Fashion Week Printemps/Été 2026 envisage ainsi de s’essayer “à d’autres formes d’art”. “Je suis quelqu’un de très curieux. Je ne sais pas si je parlerais de carrière dans d’autres domaines, c’est un mot qu’on ne peut utiliser qu’après avoir réussi.”
Propos recueillis par Nicolas Baudoin et Ulysse Hennessy pour Billboard France.
Rédigé par Nicolas Baudoin, Ulysse Hennessy et Maureen Frenkel.
Photographe : Salomé Gomis-Trezise
Graphisme : Maxence Micaelli
Production : Noir Productions / And So Production
Production exécutive : Javier Alejandro / Solène Marvian
Assistante de production : Lilou Hervé
1er assistant photo : Thomas Pigeon
2ème assistant photo (digit) : Eric Sakai
Set designer : Anaïs Profit
Assistants set designer : @avrilanyway / @popoptit
Styliste : Carla Mossaz
Assistant styliste : Anastasia Kovac Gureghian
Coiffure : The 420 Seat
Make-up : Swan
Modèles : Pape Mouhamadou Fall, Rayan Lamarre et Jahmal John Baptiste
Studio : Rooom
Catering : Monsieur Jacques
Remerciements : Paul Steiner et Noé Grieneisen
