Bad Bunny : Porto Rico sur le toit du monde

Bad Bunny au Coliseo José Miguel Agrelot de Porto Rico
Crédit : Diwang Valdez
Lors de l’avant-dernière soirée de sa résidence de 31 concerts à San Juan, Bad Bunny se tenait devant la montagne qu’il a fait ériger au sol du Coliseo de Puerto Rico José Miguel Agrelot. Visiblement ému, il livre un message d’amour à la foule de 15 000 personnes : « Savourez chaque minute, chaque seconde que la vie et Dieu nous offrent », dit-il d’une voix tremblante.
« Je ne veux pas partir » — No Me Quiero Ir de Aquí — le nom que Bad Bunny a donné à sa résidence portoricaine, est intimement lié à son album DeBÍ TiRAR Más FOToS (J’aurais dû prendre plus de photos), une déclaration d’amour à Porto Rico et à la musique de l’île. Depuis sa sortie le 5 janvier et le lancement de la résidence le 11 juillet, cette phrase est devenue un cri de ralliement pour les Portoricains du monde entier, et une diaspora multiculturelle qui s’est reconnue dans ces chansons.
Le succès de DeBÍ TiRAR MáS FOToS a été fulgurant, surtout pour un album qui explore des styles comme la plena et la salsa. Des centaines de milliers de fans ont débarqué à Porto Rico pour vivre la résidence. Parmi eux, Residente, le rappeur portoricain connu pour des textes tranchants et un engagement politique jamais démenti. Les deux complices se sont prêtés au jeu de l’interview pour Billboard.

Crédit : Diwang Valdez
La naissance d’une résidence historique
Residente : Mec, je suis hyper excité de t’interviewer. D’abord, je voulais te parler de ton processus créatif pour ce concert — la montagne, la petite maison, l‘arbre flamboyán, l’espace pour le joueur de cuatro. D’où ça vient tout ça ?
Bad Bunny : Ma façon de bosser est un peu bordélique, mais ça marche pour moi. Je pars d’une idée, et au fur et à mesure, d’autres trucs émergent, et bizarrement tout finit par s’emboîter. Pour ce show, j’ai d’abord imaginé la montagne. J’avais ce fantasme de mettre une vraie montagne en plein milieu du Choli [le Coliseo] — comme si quelqu’un avait arraché un morceau du centre de l’île et l’avait posé là.
Comme il faut un écran pour un concert, j’ai pensé mettre un panneau publicitaire sur la montagne — une sorte d’ironie sur la nature qui se fait grignoter. Ensuite, l’équipe qui travaillait sur la montagne a proposé des idées comme l’arbre flamboyán et les bananiers. J’adore quand les gens me surprennent avec des idées auxquelles j’avais pas pensé.
La casita est venue après. Tu sais comment les carrés VIP sont parfois gênants, avec tout ce délire de célébrités ? Je voulais renverser ça et en faire quelque chose de fun, d’interactif et de cool. Du coup, le VIP est devenu la scène B — la maison de l’album, la maison de Jacobo, avec cuisine, canapé, tout le toutim. C’était comme une fête de quartier. Les gens pouvaient traîner, faire partie du show, et je pouvais partager des moments avec eux.
Si la casita est la fête de quartier de tes rêves, qui aurais-tu aimé y voir mais qui n’est pas venu ?
J’ai grandi avec des fêtes dans le jardin : Noël, anniversaires, réunions de famille. Et l’ambiance dans la maison, c’était exactement ça. L’énergie dans la casita quand [le boxeur Félix] Tito [Trinidad] est arrivé — on aurait dit que toute la famille faisait la fête. Tito a débarqué avec tout son monde — son père, ses enfants, ses frères et sœurs. Une vraie réunion de famille.
Qui j’aurais aimé avoir là ? [Le rappeur] Tego Calderón, sans aucun doute. Même pas pour chanter — juste être là, profiter de l’ambiance. Et peut-être Drake. Ça aurait été dingue. Honnêtement, je n’étais pas toujours au courant de qui allait débarquer. Parfois j’entrais et la surprise était complète. Mais j’ai adoré voir à quel point tout le monde oublie que c’était un spectacle et profitait juste du moment.
Porto Rico : partir, revenir, rester
Après avoir chanté Lo Que Le Pasó a Hawaii, les mots « No me quiero ir de aquí »apparaissent à l’écran. Qu’est-ce que Porto Rico doit faire pour retenir les gens — pour les empêcher de partir ?
Les longs titres de mes albums ont toujours un sens. « No me quiero ir de aquí », c’est ne pas vouloir quitter Porto Rico, ne pas vouloir quitter la scène, ne pas vouloir quitter ma maison. Des gens du monde entier sont venus ; des Latinos qui vivent aux États-Unis et qui ont dû quitter leur pays, ou dont les parents ont dû partir. Ça parle à tous ceux qui ont dû quitter leur pays, ou même à ceux qui ne veulent jamais partir.
C’est intéressant comme le concept de partir et revenir joue là-dedans. C’est pas juste une question de départ. C’est aussi voyager, grandir et revenir pour avoir un impact chez soi.
Exactement. C’est pas pareil de partir pour évoluer ou explorer que de partir parce qu’on n’a pas le choix.
Residente : Ça rejoint aussi le concept de Boricua en la Luna [un poème de nostalgie portoricaine de Juan Antonio Corretjer adapté en chanson par Roy Brown]. Même si les gens sont physiquement ailleurs, ils sont toujours ici — ils mangent leur arroz con habichuelas, maintiennent les traditions portoricaines vivantes où qu’ils soient.
Exactement. Dans le premier visuel du show, Jacobo dit : « Où qu’on soit, c’est chez nous. Où que j’aille, je serai toujours portoricain. » C’est là que le sens profond de « No me quiero ir de aquí » prend tout son poids.

On parle de comment ta résidence a dynamisé l’économie de Porto Rico, mais au-delà de l’argent, la valeur culturelle de ce que tu as créé est inestimable. Que penses-tu de l’impact culturel de cette résidence sur l’identité de l’île ?
C’est quelque chose qui ne peut ni s’acheter ni se voler. C’est ce qui me comble le plus. J’ai toujours fait les choses avec le cœur, et cet impact culturel en est la conséquence naturelle. Voir des gens de tous âges au spectacle, c’était incroyable — des gamins, des adultes, des seniors, même des gens de 80, 90 ans. Certains s’étaient mis sur leur 31, se sentaient redevenir jeunes, fiers de leur identité portoricaine. C’est la graine que cette résidence a plantée. Quelque chose qui restera avec les gens pour toujours, qu’ils viennent d’ici ou d’ailleurs.
Vivre l’instant présent
OK, on change de sujet : quand tu as sorti DeBÍ TiRAR MáS FOToS, ça m’a donné un sentiment de culpabilité de pas documenter les moments.
Le titre de cette chanson s’applique à moi aussi. Je ne prends pas beaucoup de photos, mais le sens n’est pas 100% littéral. C’est une question de vivre l’instant. C’est pour ça que, pendant le concert, je fais un discours où je dis aux gens de ranger leurs téléphones, et de prendre la photo dans leur cœur. C’est celle-là qui compte.
Parfois le souvenir d’un instant peut être encore plus grand et plus magique que ce qu’une photo pourrait capturer…
Exactement. Il y a cet équilibre entre capturer le moment et juste le vivre. L’autre jour, j’interagissais avec une fan et je voulais lui envoyer un baiser, mais elle l’a raté parce qu’elle essayait de choper son téléphone. Elle a loupé le moment ! J’espère que quelqu’un d’autre l’a vu et le lui a dit.
Les légendes de la salsa
Tu as chanté avec Gilberto Santa Rosa et Rubén Blades. Avec quel autre artiste de salsa tu aurais aimé partager la scène ? Et quel est ton top cinq des légendes de la salsa ?
Mec, j’aurais adoré performer avec Víctor Manuelle. On l’a contacté, mais son agenda était blindé, donc ça s’est pas fait. C’était le premier artiste de salsa avec qui j’ai collaboré quand je démarrais dans le trap. Ça a énormément compté pour moi parce que je cherchais encore mes marques et il a cru en moi.
Mon top cinq ? Vivants ou décédés, je dirais Héctor Lavoe, Frankie Ruiz, Cheo Feliciano, Ismael Rivera, Celia Cruz, Tito Rojas. Tito Rodríguez aussi — j’adore sa voix.
Et l’orchestre de jeunes musiciens avec qui tu as travaillé sur l’album [et qui ont joué à la résidence], comment ça s’est monté ?
J’avais l’idée de Baile Inolvidable et je savais qu’il me fallait la bonne équipe pour la concrétiser. Je suis secret quand je fais de la musique et j’aime me challenger. J’aurais pu aller voir des arrangeurs connus, mais j’avais l’arrangement en tête et j’avais besoin de quelqu’un pour lui donner vie. J’ai rencontré Big Jay [le producteur Jay Anthony Núñez], qui joue des bongos et de la campana, et il m’a aidé à créer l’arrangement sur ordi. Puis j’ai vu ce TikTok d’un gamin, Julito Gastón, qui dirigeait un orchestre d’autres jeunes musiciens. Il avait une énergie de dingue, comme un mini-Roberto Roena [le célèbre musicien de salsa portoricain].
C’était une vieille vidéo et je me suis dit que ce serait cool de le trouver. Il s’est avéré que Julito était disponible, et il a réuni les musiciens dont j’avais besoin. Le truc marrant, c’est que les noms que Julito m’a donnés correspondaient à ceux suggérés par Big Jay. Ces musiciens avaient la rage et le cœur que je cherchais.
Residente : Tu envisagerais de faire un album complet avec eux ?
Bad Bunny : C’est censé être une surprise, mais oui. C’est assez évident que ça peut pas s’arrêter là.

Y a-t-il des chansons dans ta setlist qui te touchent émotionnellement, où tu dois te retenir ?
Clairement. Ça dépend du jour et de mon humeur. La première fois que j’ai chanté La Mudanza, ça m’a vraiment ému parce que je parlais de mes parents et je savais que ma mère était dans le public. DtMF me touche parfois aussi, surtout la ligne sur jouer aux dominos avec mon grand-père. Lo Que Le Pasó a Hawaii aussi — c’est une chanson tellement chargée émotionnellement.
L’aventure du cinéma
Maintenant, parlons du jeu d’acteur, un truc que tu as commencé à faire. De mon côté, jouer m’a permis d’être plus honnête sur scène.
C’est différent, mais je te l’ai déjà dit, le jeu d’acteur est quelque chose que j’ai voulu aborder prudemment. Je l’ai fait avec respect, en apprenant et en gagnant de l’expérience petit à petit. J’ai toujours respecté ce métier, et j’ai utilisé des techniques d’acteur dans mes propres projets. Le catch, aussi. J’adore le catch et il y a des éléments du catch que j’ai utilisés tout au long de ma carrière.
Mais j’ai adoré l’expérience du cinéma jusqu’ici, surtout les films les plus récents. J’ai toujours aimé la comédie — c’est le genre que je mate le plus, et j’ai toujours aimé faire rire les gens. Donc avoir la chance de faire un truc léger et fun, comme Happy Gilmore, c’était un rêve. Et en même temps, je bossais sur Caught Stealing, qui avait une ambiance totalement différente.
Tu regardes les rushes sur le plateau, ou tu fais confiance au processus ?
Quand je fais mes clips musicaux, je suis à fond sur les rushes. Mais pour les films, ça dépend. Pour Happy Gilmore, Adam Sandler me faisait confiance pour y jeter un œil et voir comment je me débrouillais. Après presque un mois de tournage ensemble, je me sentais assez à l’aise pour regarder. Avec Darren Aronofsky, par contre, je savais que s’il y avait un problème, il me le dirait. Parfois il me montrait les rushes en disant : « C’est génial », et ça me rassurait énormément. Il allait pas me laisser foutre en l’air son film.

Une résidence pour tous les Portoricains
La liste des invités pour ta résidence était tellement inattendue, comme Luis Fonsi venu chanter Lo Que Le Pasó a Hawaii. C’est pas quelque chose qu’on aurait pu imaginer à cause des différences de genre.
C’était la vision depuis le début. Je voulais que tout le monde se sente partie prenante, peu importe son background. Peu importe ton goût musical, tes opinions politiques ou autre. C’était pour tout le monde. Je voulais que les gens se retournent et disent : « J’en faisais partie. » Tout le concept, c’était de se respecter et de s’aimer, et aussi de prendre soin de notre maison et de notre culture. Tout le monde était bienvenu.
On aurait dit une fête de Noël portoricaine. Il y avait cette chaleur et ce sens de la communauté.
Totalement. Je l’ai déjà dit et je le répète : cette résidence était différente de tout ce que j’ai vécu. Le mot qui me revient sans cesse, c’est « harmonie ». Sur 30 spectacles, il y a pas eu une seule vidéo virale de bagarres ou de disputes. Tout le monde était juste heureux, dansait et partageait de l’amour.
Ça a beaucoup à voir avec la musique et ton évolution en tant qu’artiste. Tu es au top de ton art là. Créativement, comment tu te dépasses ?
C’est ce que j’aime le plus dans ce que je fais : penser à la suite. Je ne me concentre pas sur le fait d’atteindre un niveau supérieur. Je veux juste créer depuis le cœur et laisser la vie, le monde et les gens décider de ce que ça devient. L’autre jour, on parlait de comment les artistes tombent dans une routine après avoir tout eu. Je me souviens d’une conversation avec ma mère quand j’ai commencé à chanter. J’ai dit à Mami : « J’ai peur de disparaître. » Et elle a dit : « Non. Profite juste. » Quand j’ai eu mon tout premier hit, je pensais vraiment que c’était fini. Tout le succès qui a suivi, c’était dingue pour moi.
Ensuite, quand j’ai sorti Un Verano Sin Ti, je savais que c’était tellement énorme que j’ai pris une décision : je voulais pas me forcer à faire mieux. Je m’en foutais de battre des records ou d’être numéro un. Je voulais faire de la musique pour Porto Rico. Ce projet m’a rappelé qu’il faut faire confiance à ta vision et chanter depuis le cœur.
Quand t’es une personne créative — écrire, composer, diriger, performer — cette étincelle disparaît jamais. Ce que tu as créé ici, mec, c’était tellement spécial. Voir ce que tu as fait, ça m’apprend des trucs, ça m’inspire et ça me rend tellement fier d’être portoricain.
Merci, mec. Ça compte beaucoup venant de toi. [L’animateur d’Univision] Don Francisco ferait mieux de faire gaffe, mec. Tu assures grave.
Cette interview a été éditée pour des raisons de longueur et de clarté.