Drag et musique, à la conquête du grand public français ?

Crédit : Timo-Léo Chaudel
Piche performe aux Solidays 2025
Le 6 novembre prochain, le cast de l’émission diffusée par France Télévisions se produira à l’Accor Arena, dans un concert quasiment entièrement rempli.
Alors que le lipsync constitue le challenge phare de l’émission et que de nombreuses artistes se sont associées à Drag Race France depuis sa création — de Shy’m, jury permanent cette saison, à Theodora, Juliette Armanet, Clara Luciani, Rebeka Warrior ou encore SANTA — quel lien unit réellement le drag et la musique ?
Né dans les soirées ballroom à la fin du 19ème siècle, cet art puise ses racines dans la musique : l’interprétation musicale est au cœur de la performance, tandis que la création d’un univers sonore demeure essentielle à la construction de chaque personnage drag.
Plusieurs têtes d’affiche actuelles de la scène musicale assument leurs influences, tandis que la popularité des artistes issus directement de ces scènes monte également. Pop française en majorité, mais aussi plus récemment, rap et métal, nombre sont les genres musicaux désormais mis au service des univers drag.
À l’origine du drag : la musique
S’il est difficile de remonter précisément aux origines du drag, différentes selon les pays, les premières archives policières d’arrestations pour des faits de travestissement dans des lieux de fête remontent aux années 1880-1890, explique Marion Cazaux, doctorante spécialiste des performances queer et drag.
À cette époque, William Dorsey Swann, ancien esclave, organise aux États-Unis les premières soirées ballroom, avec des défis de travestissement qui se rapprochent du drag.
Le travestissement et l’homosexualité étant alors violemment réprimés, la scène drag se développe dans des espaces queers, majoritairement cachés.
Les soirées ballroom, nées dans les communautés queers afro-américaines, en sont l’illustration. Différentes maisons s’affrontent lors de compétitions dans diverses catégories.
Parmi elles figurent les catégories drag : un art qui met en avant la dimension performative du genre, avec une place centrale accordée aux costumes, au maquillage et aux interprétations musicales.
La musique a en effet toujours été au cœur de la performance drag, si ce n’est à l’origine.
“La base de la pratique du drag, c’est le lipsync”, explique ainsi Marion Cazaux.
Dans tous les pays, cet exercice, qui consiste à chanter en playback sur un titre, est incontournable. L’interprétation, le jeu, la gestuelle et les tenues sont autant d’éléments pris en compte dans l’analyse de la performance live, qui dépasse la simple synchronisation des lèvres sur les paroles du morceau.
À la fin de chaque épisode de Drag Race France, il est ainsi utilisé pour départager deux candidates en compétition.
Drag et cabarets
En France, l’histoire du drag est liée à celle des cabarets. Madame Arthur, fondé en 1946 dans le 18ᵉ arrondissement, accueille par exemple depuis des années de nombreuses figures de la scène, à l’image de La Briochée, participante de la première saison de Drag Race France.
Ce cabaret a une forte histoire musicale, le père de Serge Gainsbourg y accompagnait notamment au piano les artistes. “Sur les images d’archives, on voit des accordéons et on voit des pianos”, raconte Fabrice Laffon, directeur de Madame Arthur.
Au milieu des années 50, Michou, artiste de la troupe du cabaret, fonde son propre lieu transformiste où des rôles féminins sont joués par des artistes masculins. Le succès de Chez Michou grandissant, Madame Arthur abandonne aussi le projet de chant pour le transformisme.

En 2015, à sa réouverture, le cabaret veut remettre le chant live au cœur du lieu, les artistes interprétant le vaste répertoire de la chanson française dans des spectacles variés. “La proposition qui a été faite était de reprendre les fondamentaux du chant et de la musique”, confie Fabrice Laffon.
Il arrive souvent que les spectateurs du cabaret s’attendent à du lipsync et soient étonnés de la chanson.
Fabrice Laffon, directeur du cabaret Madame Arthur
Au-delà du lipsync, les projets artistiques réalisés en drag sont divers : danse, stand-up, théâtre, cirque, DJ set, chant, rap… “En continuant à faire de la musique en drag, je continue aussi à exercer cet art. Ce n’est pas parce que je ne fais pas de lipsync en club que je n’en fais plus”, explique Piche..
Découverte dans la saison 2 de Drag Race France puis retrouvée dans la saison All Stars, cette dernière a toujours créé de la musique avant de s’investir dans d’autres formes d’art. Plus tôt cette année, on la retrouvait aux Solidays, un an après la sortie de son premier EP Festin.
« Ça fait 4 ans que je fais du drag. J’ai fait de la danse avant et je chante depuis toujours. (…) L’identité que j’ai est celle d’artiste qui performe sur scène », nous livre-t-elle.
Pop française, rap et métal : des genres musicaux au service d’univers drag
Lors de la création d’un personnage drag, le choix de l’univers musical est primordial. Il façonne avec le nom et l’esthétique, un personnage signature à part entière.
“On va choisir des musiques poétiques, rythmées ou pop un peu goofy. Il y en a qui ne performent quasiment que sur des musiques politiques, ou qui détournent des chansons pop pour les rendre politiques. D’autres vont choisir métal ou du rap”, explique Marion Cazaux.
Le rap était inexistant il y a quelques années. Et là, ça commence vraiment à revenir. Donc, on a quelques artistes drags qui vont performer sur du Jul, du Shay ou du Meryl.
Marion Cazaux, doctorante spécialiste des performances queer et drag
La pop française reste le genre le plus interprété. Les chanteuses à voix, avec leurs performances impressionnantes, sont également très populaires. « Clara Luciani est très utilisée », nous confie Marion Cazaux, « tout comme Shy’m, jury de la dernière saison de Drag Race France, ou plus récemment Theodora. »
“La popularité des musiques de Theodora a explosé, elles sont très appréciées du public”, ajoute-t-elle. L’artiste a d’ailleurs été invitée lors de la dernière saison de Drag Race France, pour former un duo avec Mami Watta sur l’épreuve du Makeover.
Plus récemment, d’autres genres musicaux apparaissent sur les scènes drag : « Le rap était inexistant il y a quelques années. Et là, ça commence vraiment à revenir. Donc, on a quelques artistes drags qui vont performer sur du Jul, du Shay ou du Meryl. «
Quand le drag infuse la scène musicale et pop culture
Lors de ce passage dans l’émission, Theodora explique avoir emprunté certains éléments de son univers à celui du drag. Elle a notamment travaillé à la Gaîté Lyrique, lieu emblématique des ballrooms parisiens, découvrant un autre aspect de la musique et de la performance.
Comme les artistes drag, son univers visuel et musical est très marqué : perruques, accessoires, maquillages, tenues… Dans son clip FASHION DESIGNA, elle multiplie les références : Grace Jones, égérie de Jean-Paul Goude, le groupe musical Rita Mitsouko ou encore les dessins animés de Michel Ocelot.
Elle parle également à plusieurs reprises de son attrait pour les tenues qui n’existent que dans des mondes imaginaires : Pokémon, Animal Crossing, Hannah Montana…
Outre-Atlantique, l’artiste Chappell Roan affirme un projet musical drag. Chaque soir de représentation, elle explique créer un personnage et invite des drags en première partie.
Elle se définit comme une artiste pop “très camp”. Ce terme désigne une esthétique issue de la culture queer, caractérisée par l’humour, l’exagération, l’artificialité ou encore la théâtralité. Outil politique, il conteste le conservatisme et célèbre les identités queers marginalisées.
Son maquillage blanc est par exemple propre au dragclown qui se caractérise par une réappropriation de la figure du clown. La scène drag infuse également la scène musicale par sa présence dans les soirées.
Marion Cazaux explique à Billboard France que les Club Kids, un drag non genré né dans les clubs étatsuniens des années 80, animent aujourd’hui des soirées techno.
C’est important de montrer qu’on n’est pas obligé de se conformer à des formes hétéronormatives dans la musique et dans les visuels pour apparaître.
Piche, rappeuse et finaliste de Drag Race France
Piche, quand le camp s’invite en France
En France, Piche introduit une esthétique camp encore rare dans l’Hexagone, notamment à travers le drag. Elle la considère comme “un outil de revendication artistique et politique” qui permet d’offrir une nouvelle proposition artistique à la scène musicale française.
“Le drag me permet d’être camp en prenant une idée et la poussant véritablement à son paroxysme à travers le look et le clip. C’est important de montrer qu’on n’est pas obligé de se conformer à des formes hétéronormatives dans la musique et dans les visuels pour apparaître.”
Son dernier clip, Carré, réalisé par Kevin Vives, en est l’illustration. Piche se joue des codes masculins dans un barbershop, lieu qu’elle se réapproprie en piégeant les hommes qui y entrent.
Visibilisation des artistes queer dans le paysage musical
Piche, Nicky Doll : plusieurs artistes drag ont lancé leur carrière musicale. Si cela ressemble à l’émergence d’un nouveau courant sur la scène musicale française, ce n’est pourtant pas le souhait de Piche que de s’y cantonner.
“La victoire arrivera si des personnalités issues d’un mouvement drag qui font de la musique se retrouvent dans des sphères avec des gens qui n’en font pas. ” affirme Piche.
Dans les thématiques qu’elle aborde à travers sa musique, Piche évoque notamment son vécu en tant que personne queer. Dans un paysage musical où ces représentations sont rares, elle propose un discours qui défie l’hétéronormativité.
La victoire arrivera si des personnalités issues d’un mouvement drag qui font de la musique se retrouvent dans des sphères avec des gens qui n’en font pas.
Piche, rappeuse et finaliste de Drag Race France
“Je suis une personne queer et j’ai vécu des expériences et des choses qui sont relatives à là d’où je viens. Et c’est vrai que pour moi c’était important de le mettre dans la musique et particulièrement dans un courant comme le rap où on a très peu de représentation. Il y a beaucoup de personnes de la communauté queer qui écoutent du rap mais ne sont pas forcément toujours malheureusement alignées avec les valeurs que représentent certains rappeurs.”
Selon des données Luminate consultées par Billboard France, 2025 est la meilleure année en volumes d’écoutes audio et vidéo des 5 principaux artistes drag français. Dans le même temps, la popularité de la recherche Google « drag » a atteint son pic historique dans l’Hexagone durant la semaine du 24 au 30 août, durant laquelle se tenait la finale de Drag Race France.
Cependant, les personnes issues de la communauté LGBTQIA+ sont sous représentées dans l’industrie musicale. Face à ce manque de visibilité, des initiatives telles que la plateforme Les Disques du Lobby ou le label « queer, transféministe, anti-raciste et résistante » Warriorecords, fondé en 2020 par Rebeka Warrior, voient le jour.
En France, Eloïse Bouton et la DJ et productrice Emeraldia Ayakashi ont également fondé Madame Rap, premier média dédié aux femmes et aux LGBTQIA+ dans le hip-hop.
D’autres initiatives ont émergé plus récemment, c’est le cas d’Outloud, un concours lancé par Warner Music France, Warner Chappell Music France et Décibels Productions. On retrouve Piche au sein du jury, aux côtés du DJ Cheetah, de Jennifer Ayache, fondatrice du groupe Superbus, ou encore de Didier Varrod, directeur musical des antennes de Radio France.