La discrète arrivée de Duetti en France

Lior Tibon, fondateur et directeur général de la plateforme d'acquisitions de catalogues musicaux, se livre sur les objectifs de l'entreprise en France.

Imen Es pour Universal Music France

Depuis plusieurs mois, les indices se multiplient quant à l’activité de la plateforme sur le territoire français : un album d‘Imen Es avec un copyright Duetti, une offre d’emploi pour un poste d’A&R en France

Lancé en 2022, Duetti est un service qui permet aux artistes indépendants de revendre intégralement ou partiellement leurs masters ou leurs éditions, en échange d’un paiement immédiat.

Financée à la hauteur de 435 millions de dollars, Duetti a bénéficié du soutien de Roc Nation, Viola Ventures, Viola Credit et Flexpoint Ford. La plateforme déclare avoir déjà rémunéré plus de 700 artistes, qui auraient reçu entre 10 000 et 7 millions de dollars pour leur catalogue.

Pour comprendre les ambitions dans l’Hexagone de la plateforme, Billboard France est allé interroger son CEO, Lior Tibon, qui voit dans les masters et éditions d’artistes indépendants une opportunité unique.

Il révèle en exclusivité que Duetti s’est associé à Yanns (l’auteur de « Clic Clic Pan Pan », plus de 100 millions de streams Spotify), et que la plateforme a désormais une stratégie d’expansion européenne, qui sera pilotée depuis un bureau prochainement installé à Londres.

Acquisitions de catalogues

Pouvez-vous me parler de Duetti ? Beaucoup de Français ne connaissent pas encore votre service…

Si vous êtes un créateur de musique indépendant et que vous atteignez un certain niveau de popularité, (…) on peut acquérir une partie de vos catalogues pour un prix assez élevé.

Duetti est une entreprise encore jeune, nous n’avons même pas trois ans d’existence.  Nous fournissons une solution de financement, de marketing et de gestion pour les artistes indépendants ainsi que les auteurs-compositeurs. Nous proposons plusieurs accompagnements.

Tout d’abord, nous pouvons acquérir une partie d’un catalogue, pour un prix en général élevé. Il s’agit d’une simple vente, et nous n’avons pas notre mot à dire sur l’utilisation que l’artiste souhaite faire de ces fonds.

Après la vente, si l’artiste est intéressé par un partenariat avec Duetti, nous avons également des capacités de gestion et de commercialisation pour les catalogues. Nous pouvons les présenter à de nouveaux publics au fil du temps, et accroître le profilage global.

L’achat de masters est-il votre cœur d’activité ? 

Oui, l’essentiel de notre activité est l’achat de masters.

Nous avons une approche très souple. Il n’est pas nécessaire pour l’artiste de tout vendre. Il peut garder un pourcentage pour un ou plusieurs titres.

Depuis cette année, nous travaillons également avec des auteurs-compositeurs et d’autres créateurs de musique afin qu’ils puissent aussi vendre leur propriété intellectuelle. 

Donc les éditions également ?

Oui, nous pouvons également racheter des éditions, mais ce n’est pas notre cœur d’activité. 

La majeure partie de notre temps et de notre investissement est consacrée à devenir un véritable partenaire pour les différents catalogues. Il ne s’agit pas seulement d’une transaction financière. Nous commercialisons le catalogue de manière à lui donner une nouvelle vie.

Dès le début, notre objectif était de démocratiser un modèle qui permet à tous les artistes, pas seulement les très grands, de vendre leur catalogue.

Nous avons vu que vous optimisez la monétisation et la durée de vie des catalogues. Comment faites-vous ? Quelles sont vos stratégies ? 

Nous avons une équipe qui réfléchit aux meilleures manières d’améliorer les performances, et qui exécute ces stratégies en permanence.

Avant tout, il s’agit d’avoir les bons systèmes de données et les bons processus. Nous avons mis au point des outils internes, qui nous permettent de suivre les performances, et de comprendre de manière très détaillée ce qui se passe autour des morceaux. 

Ainsi, si nous constatons un problème, nous pouvons immédiatement y remédier. Parfois, il s’agit d’un problème technique sur une des plateformes de streaming où les données ne sont pas présentées correctement. Nous rectifions afin de nous assurer que le catalogue est correctement présenté et livré.

Ensuite, nous faisons beaucoup sur le plan du marketing. Cela va du pitch pour des synchronisations à des playlists sur Spotify ou d’autres plateformes. Nous avons également des chaînes YouTube, des partenariats avec des agences d’influenceurs. Duetti a tout un éventail d’actions pour améliorer les performances.

On a vu beaucoup de rachats de masters ou de droits d’édition par des fonds d’investissement. Est-ce que la différence avec Duetti, c’est que vous travaillez piste par piste ?

C’est une différence majeure.

Nous sommes bien plus flexibles. Dès le début, notre objectif était de démocratiser un modèle : permettre à tous les artistes, pas seulement les très grands, de vendre leur catalogue. 

On peut aussi avoir un grand catalogue et vouloir en conserver une partie. Parfois, il est pertinent qu’un artiste cède juste quelques morceaux, voire un seul.

Autre différence notable, beaucoup d’acquéreurs sont des fonds d’investissement, avec une vision purement financière.

Dans notre cas, nous ne sommes pas un fonds, mais une entreprise. Nous n’avons pas l’intention de revendre contrairement aux fonds. Ils achètent et finissent par vendre. Nous sommes là pour durer, continuer à travailler, faire du marketing, et apporter de la valeur sur le long terme.

Stratégie d’expansion

Pour revenir à la France : est-ce le premier pays étranger dans lequel vous vous développez ?

Les artistes et auteurs avec qui nous travaillons sont déjà majoritairement internationaux. À l’inverse, jusqu’à récemment, notre équipe était uniquement basée aux États-Unis (bien que nous travaillons déjà à distance avec des gens partout dans le monde).

Dès nos débuts, nous avons vu beaucoup d’intérêt et de demandes de l’étranger, ce qui nous a surpris. Après avoir entendu parler de notre activité aux États-Unis, nous avons été sollicités par plusieurs acteurs internationaux, y compris des entreprises françaises.

La France n’est donc pas le premier marché international dans lequel nous nous implantons. Nous sommes en train d’installer un bureau à Londres, afin de nous rapprocher culturellement et géographiquement du Royaume-Uni et de l’Europe.

Nous évaluons également d’autres opportunités d’expansion internationale, cette fois à moyen terme.

On adore le profil et la musique de Yanns, nos échanges ont été excellents. On pense qu’il y a énormément à faire, surtout vu son succès, notamment sur TikTok.

Il y avait une offre pour un poste dA&R en France. Elle est maintenant pourvue. Pouvez-vous révéler qui l’a obtenue ?

Je n’ai pas encore d’annonce officielle à faire. L’information sera partagée en temps voulu.

Comme nous construisons un modèle assez nouveau et unique, le profil que nous recherchons ne correspond pas à un A&R traditionnel, comme ceux qu’on peut trouver en label.

Ici, il ne s’agit pas de signer des artistes pour développer de nouveaux morceaux. Il s’agit plutôt d’un A&R de catalogue : analyser les catalogues passés, tout en comprenant le parcours global de l’artiste, où il veut aller, ce qu’il veut accomplir, et comment nous pouvons le soutenir.

Pour continuer avec la France, pouvez-vous parler des premiers projets signés ? On a vu, par exemple, que l’album Nos vies d’Imen Es était désormais détenu par Duetti. Y a-t-il d’autres projets récents de top artistes français ?

Comme je l’ai dit, nous avons déjà engagé plusieurs discussions fructueuses, mais nous laissons toujours les artistes décider de ce qu’ils veulent rendre public. Parfois, ils ne veulent pas communiquer, ce que nous respectons totalement.

Nous avons établi plusieurs partenariats sur le marché français, notamment un récemment avec Yanns. Nous adorons son profil, sa musique et nos échanges ont été excellents. Nous pensons qu’il y a énormément à faire, surtout vu son succès, en particulier sur TikTok. Nous avons donc développé différentes stratégies pour amplifier sa dynamique et d’autres formats courts pour attirer davantage l’attention sur sa musique.

La France est un marché très concurrentiel côté distributeurs. Plusieurs grands acteurs à l’impact mondial, tels que Believe ou IDOL, sont français. 

Quels sont les avantages pour un artiste de signer avec Duetti plutôt qu’avec ces acteurs ?

Nous ne cherchons pas à être en concurrence directe avec les distributeurs, nous sommes plutôt très heureux de nous asseoir à côté d’eux.

En premier lieu, je tiens à dire que nous comprenons parfaitement que chaque marché ait sa propre dynamique.  

Avant de fonder Duetti, j’étais COO de Tidal, qui est une plateforme mondiale de streaming musical, et j’ai eu affaire à tous les acteurs clés de l’industrie à l’échelle mondiale. Je connais très bien IDOL et Believe. J’admire beaucoup ce qu’ils ont construit au fil des ans sur le marché français, et dans le monde.

Believe est vraiment l’une des entreprises musicales indépendantes les plus impressionnantes que j’ai pu voir.

Nous ne cherchons pas à être en concurrence directe avec les distributeurs. Nous souhaitons plutôt nous positionner comme des partenaires. Nous ne signons pas d’artistes sur des deals de label frontline. Au contraire, nous collaborons avec eux pour apporter de la valeur aux artistes et auteurs. C’est ce que nous faisons déjà aux États-Unis.

Nous ne concluons pas d’accords de distribution à proprement parler parce que nous avons notre propre distribution et accords avec les plateformes de streaming. Nous n’hésitons pas à travailler, collaborer et apprendre de tiers afin d’ajouter de la valeur pour tout le monde dans l’écosystème.

Place de l’entreprise dans le paysage musical 

Les majors négocient des tarifs directs avec les plateformes de streaming. Est-ce que Duetti fait pareil ?

Comme évoqué, nous avons des accords directs avec les plateformes de streaming et donc nous négocions directement avec elles. Dans d’autres cas, nous passons par Merlin (ndlr: Merlin Network est un partenaire des maisons de disques pour l’octroi de licences de musique numérique), ou distributeurs tiers avec qui nous travaillons, en nous appuyant sur leurs négociations et accords.

Quand on réfléchit en tant qu’artiste indépendant, on doit pouvoir estimer ses retours sur investissement. Pour ça, la vision par stream est utile

Comment avez-vous calculé l’étude sur les taux de rémunération de chaque plateforme de streaming (3,41 dollars pour 1 000 streams en moyenne en 2024), qui avait alors fait beaucoup de vagues dans le secteur ? 

Nous sommes en train d’acquérir des catalogues et d’établir des partenariats avec eux. Nous avons réalisé des centaines de transactions et nous devons donc être l’expert numéro un pour comprendre comment tout cela fonctionne sur le marché. 

Cette étude est le fruit de beaucoup de travail. Nous avons passé beaucoup de temps à comparer différentes sources de données, à étudier le marché, à parler aux participants et à trouver ces chiffres.

Certains pensent que la publicité faite autour de ces taux pourrait nuire à l’écosystème du streaming, car elle donneraient une opinion biaisée de ce que les artistes gagnent réellement grâce à ce système. 

Les taux sont bas, car les gens ne voient pas le volume. Que répondez-vous à cela ?

Je suis tout à fait d’accord pour dire qu’il ne s’agit que d’un point de vue, et qu’il faut considérer le système dans son ensemble. En essayant de réfléchir aux aspects économiques, il ne fait aucun doute, et je l’ai déjà dit et je le répète ici, que le streaming a été extrêmement positif d’un point de vue économique pour l’industrie musicale.

En même temps, je pense que nous devons aussi intégrer une vision par stream lorsque nous analysons l’industrie. 

Pour un artiste et son manager, il est important de pouvoir estimer concrètement ce que rapporte sa musique. Il est donc pratique de penser en « prix par stream » car c’est l’unité la plus tangible pour faire un calcul coût/bénéfice.

Est-ce que Duetti aide les artistes sur cet aspect-là ?

Déjà, l’artiste est aux commandes. Nous ne forçons rien.

Dans certains cas, nous nous associons à un artiste pour une partie de son catalogue, et pour être honnête, nous n’avons plus beaucoup d’échanges par la suite. Si un artiste est intéressé, nous pouvons être une véritable ressource ainsi qu’un soutien pour l’aider à gérer et valoriser son catalogue. Si ce n’est pas le cas, nous n’allons pas exiger de leur temps et de leurs ressources.

Nous ne sommes pas des experts du lancement de nouveaux titres, mais nous savons très bien faire vivre et performer un catalogue existant.

Le poids croissant du back catalogue 

Le back catalogue reçoit davantage de budget, davantage de marketing, si bien qu’il finit par surpasser, en quelque sorte, la musique récente, qui reste encore fragile, pas encore inscrite dans l’oreille ou le cœur des gens.

Avec la financiarisation croissante du paysage musical, pensez-vous qu’il y a un risque que la nouvelle musique soit étouffée par l’omniprésence de l’ancienne ?

Un morceau peut exister depuis un moment, sans vraiment décoller, puis, soudainement, deux ou trois ans plus tard, il gagne en popularité.

Je pense que les gens écoutent ce qui les intéresse, et qu’il est difficile de façonner les préférences d’écoute depuis le sommet de l’industrie.

Il y a énormément de musiques incroyables sorties ces dernières années, mais qui, pour beaucoup, n’ont pas été découvertes. Donc, peut-être que la bonne façon de répondre, c’est de dire que cette division entre les nouvelles sorties et le catalogue est un peu dépassée.

Il y a de la musique nouvelle, bien sûr, mais cette musique peut rester « nouvelle » pendant plusieurs années, le temps qu’elle soit réellement adoptée, transmise, appropriée.

Nous l’observons récemment, notamment grâce aux réseaux sociaux. Un morceau peut exister depuis un moment, sans vraiment décoller, puis, soudainement, deux ou trois ans plus tard, il gagne en popularité.

L’essentiel, c’est de continuer à soutenir, encourager et donner des moyens aux artistes en développement afin qu’ils puissent poursuivre leurs créations. Ce que nous proposons constitue, justement, une des options les plus pertinentes pour cela.

N’avez-vous pas le sentiment qu’il y a une forme de stabilisation au sommet ? Chez Billboard, nous constatons une tendance : les hits restent en place de plus en plus longtemps. En France comme aux États-Unis, le top 10 est resté quasi inchangé depuis le début de l’année.

Qu’est-ce que cela vous inspire ? Est-ce quelque chose que vous observez aussi avec les artistes de Duetti ?

Je suis un peu moins familier avec la situation française, mais de manière générale, nous observons effectivement une plus grande stabilité au sommet des classements à l’échelle mondiale.

Pour nous, l’intérêt n’est pas ce qui se passe tout en haut des charts. Ce qui est réellement passionnant, c’est ce qui se joue en dessous.

J’irais même jusqu’à dire que les top charts comptent de moins en moins. Si nous voulons vraiment comprendre ce que les gens écoutent, ce qui les intéresse, ce n’est plus forcément là que ça se passe.

Bien sûr, les charts conservent leur importance. Mais dans une large mesure, ils reflètent une vision assez traditionnelle de l’industrie.

Ce qui ressort très clairement de nos analyses, c’est que de plus en plus de gens ne s’intéressent même plus aux classements. Ils cherchent des artistes indépendants, des créateurs qui répondent à leurs goûts, à leurs niches. Et c’est justement là-dessus qu’on se concentre.

En France, on observe une inflation des avances versées aux artistes, une sorte de pari sur leur potentiel futur. Est-ce quelque chose que vous constatez aussi sur les autres marchés où vous êtes présents ? Et quel impact cela a-t-il sur votre activité ?

Oui, globalement. Le fait qu’il y ait différentes options, plusieurs manières de financer et d’accompagner le développement d’une carrière, est une très bonne chose.

Cela reflète, selon nous, un développement sain du secteur. Nous reconnaissons de plus en plus la valeur et les opportunités offertes par la musique indépendante, et c’est un signal que nous accueillons positivement.

Nous ne sommes pas directement concernés par le sujet car nous proposons un type d’arrangement différent.

Nous nous attachons à expliquer en quoi la vente de catalogue ou la mise en place d’un partenariat peuvent représenter une alternative pertinente, parfois plus adaptée qu’une avance classique. Et dans certains cas, l’un ou l’autre conviendra mieux, voire une combinaison des deux. Il ne s’agit donc pas d’une compétition frontale.

Avez-vous quelque chose à ajouter sur le marché français en particulier ?

Nous ferons des annonces plus détaillées en temps voulu, mais je peux déjà dire que nous sommes extrêmement enthousiastes face aux opportunités en France.

Nous avons très envie de collaborer avec les artistes, les managers, les auteurs-compositeurs, mais aussi les labels et les structures locales. Nous voulons vraiment nous positionner comme un partenaire et une ressource pour tous les acteurs.

Les premiers retours que nous avons sont très encourageants et nous avons hâte de concrétiser tout cela dans les mois à venir.

Propos recueillis par Ulysse Hennessy pour Billboard France.