Les créateurs de musique IA : un univers parallèle entièrement numérique

Ils ne donnent pas de concerts, n'ont pas de lien avec les labels et ne vendent pas de CDs. Pourtant, ces créateurs de contenus se rémunèrent grâce à la musique générée par IA. Serait-ce la naissance d'une scène en périphérie de l'industrie musicale ?
Personne jouant du synthétiseur

Illustration par Cathryn Virginia

Après avoir été licencié de son poste de consultant auprès du gouvernement américain, Nicholas Arter s’est consacré à plein temps à la création musicale assistée par IA. « [Elle] rend aujourd’hui le marché du travail particulièrement difficile et compétitif pour les consultants », explique-t-il. « Quand j’ai été licencié, j’ai consacré tout mon temps à l’IA. »

Arter a ainsi créé AI For The Culture, une plateforme de chansons générées par IA, accompagnées d’un storytelling autour de chaque titre. Le projet rassemble aujourd’hui 155 000 abonnés sur YouTube, 115 000 sur Instagram et 175 000 auditeurs mensuels sur Spotify. Arter compte également plus de 250 abonnés sur Patreon, prêts à débourser 4€ par mois pour accéder à l’intégralité de ses titres. En combinant ces différentes sources de revenus, il estime désormais gagner plusieurs milliers de dollars chaque mois.

Arter, qui publie également de la musique sous le nom Nick Hustles, fait partie de cette nouvelle génération de créateurs qui tirent désormais des revenus significatifs de chansons générées ou assistées par l’intelligence artificielle. Si leur visibilité a augmenté grâce à plusieurs succès viraux récents, notamment liés au débat autour du groupe fictif The Velvet Sundown, la plupart d’entre eux restent en marge de l’industrie musicale traditionnelle : pas de tournée, pas de contrat avec un label et aucune sortie physique.

Une nouvelle génération de créateurs

Leur modèle ressemble davantage à celui des créateurs de contenu, dont les revenus proviennent essentiellement des réseaux sociaux, des vues sur YouTube et des plateformes d’abonnement payants comme Patreon. À mesure que cette communauté en croissance publie toujours plus de morceaux générés par IA sur les plateformes de streaming, une concurrence avec les artistes traditionnels s’établit.

Une grande partie de cette musique générée par IA a d’abord vu le jour sur un ton humoristique. Fin 2022, alors que les modèles vocaux se perfectionnent, les reprises parodiques se multiplient : des chansons populaires, interprétées avec la voix synthétique de célébrités ou de personnages connus, pour remplacer celle des artistes originaux. Puis, en mai 2023, Ghostwriter, un auteur-compositeur et producteur anonyme, crée la polémique avec Heart On My Sleeve, un titre utilisant l’IA pour imiter les voix de Drake et The Weeknd.

Heart On My Sleeve sème alors le trouble : nombreux sont ceux qui ont cru que le morceau avait été intégralement généré par IA, alors qu’en réalité, elle n’avait été utilisée que pour remplacer la voix de Ghostwriter par celles de Drake et The Weeknd. Les générateurs de musique par IA existent déjà,. Mais ils ne sont pas encore capables de composer un titre complet de A à Z.

Évolution technologique rapide

Cette « fenêtre technologique » est brève. En décembre 2023, deux sociétés, Suno et Udio, font irruption sur le marché avec des outils capables de produire, en un clic, des chansons quasiment similaires à celles créées par l’Homme. La création musicale par IA change du tout au tout : là où elle était limitée à de simple changements de voix sur des morceaux existants, désormais une vague de titres produits entièrement à l’IA déferle sur les plateformes de streaming.

Depuis, Suno et Udio font face à des procès intentés par les majors. Ces dernières les accusent d’avoir entraîné leurs modèles sur des enregistrements protégés par le droit d’auteur, sans autorisation ni rémunération des artistes concernés.

Les humoristes s’en servent en premier

Des comédiens devenus créateurs de musique par IA, comme Will Hatcher, aussi connu sous le nom de King Willonius et Glenn Robinson, à l’origine du compte très populaire Obscurest Vinyl sur les réseaux sociaux, expliquent à Billboard qu’ils se servent de cette nouvelle technologie pour donner vie à leurs blagues.

En mars 2024, Hatcher sort ainsi son tube viral BBL Drizzy, généré avec Udio. Cette satire visant Drake au plus fort de sa rivalité avec Kendrick Lamar est remixée par Metro Boomin. Le morceau devient alors l’un des jalons marquants de l’essor de la musique par IA.

De son côté, Robinson publiait sur Instagram des pochettes d’albums humoristiques créées avec Photoshop. Après avoir testé Suno, il décide d’associer à ses visuels des chansons générées par IA. « Je commence par la pochette et je me demande : « À quoi le morceau pourrait ressembler ? » » Puis j’écris quelques paroles et je lance la commande en conséquence », raconte-t-il. Comme Hatcher et Arter, il avait déjà une expérience dans la création musicale avant l’IA. « Il faut parfois plusieurs essais, mais si je n’obtiens pas un résultat qui me plaît, j’enregistre moi-même une démo. »

Obscurest Vinyl compte aujourd’hui près de 295 000 abonnés sur Instagram, et sa chanson la plus écoutée sur Spotify a déjà dépassé les 3 millions de streams. Robinson tire l’essentiel de ses revenus de la vente de merchandising mais perçoit également des royalties de YouTube et Spotify à hauteur de plusieurs centaines de dollars par mois.

Vers l’acceptation du grand public ?

« Je pense que nous sommes encore dans une phase où la musique générée par IA est perçue de façon comique », analyse George Karalexis, cofondateur et PDG de Ten2 Media, une agence de stratégie YouTube qui collabore avec AI For The Culture et Hatcher, ainsi qu’avec des artistes comme Benson Boone, BigXThaPlug ou Lil Tjay. « Il y aura toujours une place pour l’humour musical dans ce domaine, mais nous entrons dans une nouvelle étape, où la qualité est telle que le public commence à apprécier cette musique simplement… pour ce qu’elle est. »

La musique générée par l’IA ne sert pas seulement à faire rire : elle est de plus en plus appréciée par les auditeurs. JPEGMAFIA, par exemple, a samplé l’un des morceaux d’AI For The Culture dans son single either on or off drugs sorti en 2024. La chanson A Million Colors, générée via Suno et sortie par le créateur de contenu brésilien Vinih Pray, devient la première chanson générée par l’IA à figurer dans le classement TikTok Viral 50 en juin, atteignant la 46e place. À peine un mois plus tard, une controverse sur Reddit autour de The Velvet Sundown fait du groupe une sensation virale. Il dépasse le million d’auditeurs mensuels sur Spotify.

Une partie des services de streaming n’ont pas de politique spécifique vis-à-vis de la musique générée par l’IA. Tant que ces chansons ne contreviennent pas à certaines règles, telles que celles contre l’usurpation d’identité ou le spam, elles sont autorisées à générer des revenus en streaming, au même titre que les chansons créées par des humains. Cette absence de différenciation sur les royalties est au cœur de la controverse récente autour de Velvet Sundown.

Le groupe entièrement généré par IA est à l’origine plusieurs débats : est-il acceptable que la musique générée par l’IA soit en concurrence avec la musique créée par des humains ? Les services de streaming doivent-ils réguler l’afflux de musique générée par l’IA ? Selon les estimations de Deezer, la musique générée par IA représente 18 % des morceaux mis en ligne quotidiennement sur sa plateforme.

Un simple outil selon les créateurs

« Beaucoup d’idées fausses circulent concernant la musique générée par l’IA », explique Hatcher. « En fin de compte, je pense qu’il y a toujours un savoir-faire derrière. Il faut avoir une excellente oreille musicale. Vous pouvez générer 20 chansons sans avoir l’oreille nécessaire pour déterminer laquelle est réellement bonne. Vous pouvez avoir de la chance et obtenir un succès aléatoire [avec l’IA], mais les personnes qui, comme moi, font cela dans la durée sont très déterminées, et s’améliorent continuellement. Je pense que l’IA permet simplement aux gens d’être plus créatifs. »

Arter est convaincu que ses apports créatifs, tels que l’écriture des paroles et l’arrangement de la production de l’IA dans ProTools, sont les composantes principales de son succès avec l’IA. Mais il précise également qu’il est important de bien maitriser les prompts. « À force de l’utiliser, je suis arrivé à un point où je peux avoir une mélodie en tête et faire en sorte que l’IA la reproduise exactement. », explique-t-il.

Tous les trois mettent en avant leur respect de l’art, et leur conviction que créer de la musique à l’IA est une activité qui requiert des compétences spécifiques. Toutefois, Hatcher admet qu’il y a « beaucoup de morceaux médiocres créés à l’IA » sur Internet. Il estime que ces dernières ne font pas preuve d’une approche aussi réfléchie. Une grande partie de ces morceaux créés à l’IA sont même utilisés dans le but de voler des droits d’auteur.

Fraude au streaming

L’automne dernier, Michael Smith, résident en Caroline du Nord, a été inculpé par les procureurs fédéraux pour avoir utilisé l’IA afin de créer « des centaines de milliers » de chansons, puis utilisé ces morceaux pour gagner plus de 10 millions de dollars de royalties. Deezer démontrait ainsi un lien fort entre musique générée par l’IA et fraude au streaming, affirmant en juin 2025 que « jusqu’à 70 % » des streams de chansons générées par l’IA sont artificiels.

Les créateurs de musique par IA restent stigmatisés, même lorsqu’ils mentionnent clairement l’usage de cette technologie et rédigent eux-mêmes une partie des paroles, . Cet été, l’annonce par Timbaland du lancement d’un label basé sur l’IA, Stage Zero, a créé une polémique. Après avoir dévoilédes titres de son artiste virtuelle TaTa, le producteur s’est rapidement fait accuser par un créatif en ligne, K Fresh, d’avoir utilisé l’une de ses chansons sans le créditer, après l’avoir passée par Suno. Timbaland a présenté ses excuses et précisé : « Chez Stage Zero, rien ne se fait sans le. Notre objectif est de créer des outils avec les créateurs, et non à leurs dépens. »

Pour Glenn Robinson, l’accueil a été globalement positif lorsqu’il a commencé à intégrer de la musique générée par IA à ses publications Instagram, mais certains abonnés ont exprimé leur désaccord. « Bien sûr, il y a toujours des gens pour dire : Tu ne devrais pas utiliser ça, et ils ont raison », reconnaît-il. « Je comprends leur agacement ; si je ne faisais pas Obscurest Vinyl, je ne m’intéresserais probablement pas à l’IA. Mais pour moi, c’est simplement un moyen de faire correspondre les pochettes d’albums que je conçois et les musiques créées, ce que je ne pourrais pas réaliser efficacement sans l’IA. »

La stigmatisation, le manque de clarté quant à la protection des droits d’auteur de ces œuvres et la manière dont les services de streaming réglementeront ou non ces titres ont fait que les acteurs traditionnels de l’industrie ne se sont pas encore emparés de cette nouvelle technologie. Ethan Curtis, manager de JVKE et pionnier dans l’utilisation des outils d’IA, estime que ce n’est qu’une question de temps avant que l’industrie ne tire profit de ce domaine en pleine expansion. « Ce n’est pas loin », déclare Curtis. « Honnêtement, je ne serais pas surpris si [les maisons de disques] commençaient elles-mêmes à créer des artistes IA. Pourquoi pas, après tout ? Vous n’avez pas à partager les revenus. Vous n’avez pas à gérer des artistes capricieux. Vous n’avez pas à vous battre pour garder le contrôle créatif. J’imagine que cela fait déjà partie de leurs plans. »

Pas de menace existentielle pour la création humaine

La musique générée par IA pourrait désormais capter une part des droits d’auteur autrefois réservés aux artistes traditionnels. Pourtant, Hatcher, Arter et Robinson ne croient pas que la création humaine soit menacée par leurs projets. « J’aime comparer la musique générée par IA à la restauration rapide », illustre Hatcher. « Certaines personnes ne mangeront jamais de fast-food : elles veulent une expérience gastronomique. Et puis il y a celles qui se disent : Peu importe d’où ça vient ou qui est le chef, je veux juste manger ce hamburger. »

Pour George Karalexis, le constat est clair : « En termes de simple production, les humains ne peuvent pas rivaliser avec la vitesse et la quantité de la musique générée par IA. Pour autant, les artistes gardent un avantage grâce à leur lien authentique avec les fans et les concerts. Il y a un élément humain que les gens recherchent encore. Ce n’est pas une compétition où l’un gagne et l’autre perd : ce sont deux jeux différents. »